Mireya Forel : « le viol est une arme de guerre »

22/03/2023 |

Capire

La militante féministe antimilitariste partage le point de vue de Femmes en Noir sur les guerres dans le monde et parle de ses expériences d'action pour la paix

Mireya Forel est née en Suisse en 1952 et vit depuis 1976 à Séville, capitale de l’Andalousie, dans l’État espagnol. Elle a passé son adolescence en France, et raconte que pendant la guerre froide « il y avait une répression assez subtile et en même temps très brutale. Avec l’arrivée de mai 1968, le besoin de parler, de pluralité, d’expression de la gauche a éclaté ». Militante au sein d’un parti politique depuis sa jeunesse, Mireya déclare : « je ne voulais pas être la porte-parole d’un parti, au contraire : je voulais apporter toute la connaissance des mouvements à ce qu’on appelait « parti », et encourager l’existence d’organisations autonomes de femmes ».

Dans cette interview accordée à Capire, Mireya Forel évoque la trajectoire de l’organisation féministe antimilitariste internationale Femmes en Noir et les contributions du mouvement pour faire face aux guerres et à la violence colonialiste dans une perspective anti-patriarcale. Vous pouvez lire l’interview ci-dessous ou l’écouter dans la version audio, en espagnol.

Comment avez-vous commencé à militer au sein de l’organisation Femmes en Noir ?

J’ai découvert Femmes en Noir en 1991, alors qu’une nouvelle et très puissante agression impérialiste commençait dans le monde, à la fois en Irak et en Yougoslavie. Dans l’État espagnol, le mouvement antimilitariste prenait de l’ampleur. Dans d’autres pays européens, il y avait une atmosphère de vénération pour les armées, en raison du rôle qu’elles ont joué dans la libération contre le nazisme. Il y a une mentalité d’un pacifisme militarisé qui dit : « nous avons combattu le nazisme, qui est l’horreur ultime du militarisme, mais au fond, nous avons accepté l’armée. »

Avec le Mouvement de l’objection de conscience (MOC), lancé par de jeunes chrétiens et adopté principalement par des jeunes de la gauche extraparlementaire, un mouvement de jeunesse très favorable à l’insoumission à l’armée s’est créé. À cette époque, non loin de là, s’intensifiait ce que nous appellerons la guerre des Balkans. Quittant Madrid et la région de la Castille, des membres du MOC se sont rendus en ex-Yougoslavie. Dans la ville de Belgrade, ils découvrent un groupe appelé Femmes en Noir, et se rendent compte qu’il s’agit du seul groupe ayant une position claire contre le militarisme : une grande rencontre d’amour et de politique.

Puis, entre 1992 et 1993, j’entame un processus dans lequel je me suis concentrée sur la création de réseaux à partir de Femmes en Noir, ce qui m’amène aujourd’hui à être clairement décoloniale. Pour lutter contre la guerre, nous devons décoder ce qui en fait un moyen aussi acceptable pour la résolution des conflits. Pour parler de la violence en temps de guerre, il faut décoder ou démystifier un certain nombre de choses, la première d’entre elles étant la notion de guerre.

Femmes en Noir – Séville

Vous pourriez nous en dire un peu plus sur les pratiques de Femmes en Noir ?

Au moment de la guerre des Balkans, il se passait des choses terribles en Afrique et personne n’en parlait. Il y avait une culture médiatique qui faisait que les gens assimilaient la guerre en Afrique à quelque chose de normal et s’étonnaient d’une guerre en Europe, car on supposait que l’Europe avait déjà surmonté ce genre de chose.

L’organisation Femmes en Noir est née dans un pays issu du colonialisme, à savoir Israël. Elle est née dans une zone d’horreur, en pleine guerre. Femmes en Noir est née de la décision de féministes indignées par la situation de violence excessive – si l’on peut dire « excessive », puisque toute violence est excessive – et qui descendent dans la rue vêtues de noir. Des femmes italiennes de gauche et des féministes essaient d’entrer en contact avec des Israéliennes juives pour qu’elles collaborent à la désoccupation de la Palestine, elles trouvent Femmes en Noir, puis, au milieu de tout cela, nous apparaissons, nous qui sommes originaires de différentes régions de l’État espagnol.

L’idée incroyable de Femmes en Noir est d’organiser des rencontres entre des femmes de pays en guerre et de pays où il n’y a pas de paix, même sans guerre. Nous essayons de travailler pour la paix afin de créer des liens entre des femmes divisées par la haine patriarcale nationaliste. Nous dénonçons le viol comme arme de guerre et, en même temps, nous luttons contre l’instrumentalisation politique du viol, y compris dans l’univers des ONG qui s’intéressent à la victimisation des femmes.

Les Femmes en Noir qui travaillent dans des lieux de conflit, comme en Serbie, peuvent en parler, de même que celles du continent latino-américain, ou mieux encore, à Abya Yala. Je ne veux pas faire miens leurs propres mots. Nous sommes les messagères de ce qu’elles, les femmes réduites au silence par la guerre, veulent dire. Nous ne créerons pas de projets d’aide sociale qui leur enlèvent leur protagonisme. En Europe, nous soutenons la création d’une contre-information. Nous luttons contre la militarisation de nos sociétés et dénonçons tout ce que fait l’OTAN. L’Union européenne est impliquée dans des milliers de conflits, mais ils ne sont pas tous connus.

Femmes en Noir – Séville

L’année 2022 a été très marquée par la question de la guerre en raison du conflit entre l’Ukraine et la Russie. Aujourd’hui, comment voyez-vous l’inégalité entre l’agitation et l’attention consacrées aux guerres en Europe et au-delà ?

Il est évident que la question de l’Afghanistan, par exemple, n’était pas claire pour de nombreux pacifistes. À Séville, nous menons régulièrement des campagnes contre l’OTAN depuis des années. Mais de nombreuses compagnes pacifistes ont été et continuent d’être cooptées par la propagande pro-invasion, qui utilise intentionnellement la question des femmes. Pour analyser le problème des Talibans, il faut dénoncer qui a fabriqué les Talibans et d’où ils viennent. On ne peut pas se contenter de regarder ce qu’il y a sur les écrans, en surface. Il faut connaître le processus. Nous essayons d’éviter les silences sur la guerre, ce qui exige un énorme travail de connaissance de ce qui se passe.

Il est étonnant de voir ce qui se passe dans certaines parties de l’Afrique. Il s’agit de massacres, et non de quatre ou cinq femmes. Ils en arrivent á dépeupler des villages entiers. Au Mali, au Congo et dans bien d’autres endroits, les premières personnes à être attaquées, violées et assassinées par la politique de déstabilisation sont les femmes. Notre travail exige l’effort d’approcher ce à quoi nous ne sommes pas habitués en Occident parce que nous pensons avoir le monopole de l’information.

Lorsque vous partagez des informations provenant de résistants anticoloniaux, ils vous disent : « Vous êtes sûr ? ». Je réponds alors : « Oui, j’en suis sûre, parce que l’information vient des gens qui souffrent dans le pays, et qui savent ce qui s’y passe. »

C’est une forme de colonialité de croire que l’Europe détient la raison de l’information et de la réflexion, qu’elle est une démocratie et qu’elle dispose de plus d’informations que n’importe où ailleurs.

Pourriez-vous nous en dire plus sur la violence à l’égard des femmes en tant qu’instrument de guerre ?

Je ne connais pas l’histoire de l’ensemble de l’humanité notamment parce que l’humanité a différents pôles d’universalités. Avant la naissance de l’Europe dans la tradition judéo-chrétienne, il existait de grandes civilisations d’une envergure impressionnante. Il est intéressant de noter que lorsque les écoles parlent de guerres et de batailles, elles parlent de la civilisation romaine en minimisant le fait qu’il s’agissait d’une véritable guerre et en se concentrant sur le fait qu’ils nous ont apporté la civilisation. Mais lorsqu’ils parlent du monde islamique, ils parlent d’invasion.

Eux-mêmes, les Européens, lorsqu’ils conquièrent, ils s’emparent des femmes, en font des esclaves domestiques et commettent des abus sexuels. Au XIVème siècle, l’Europe ne pouvait pas facilement atteindre la partie asiatique car l’Islam contrôlait tout le chemin. Le Portugal traversa donc l’Afrique vers l’ouest et a commencé à voler, à déporter et à réduire en esclavage les hommes et les femmes d’Afrique. L’esclavage incluait le droit de violer et de s’approprier les femmes.

Il est nécessaire de revoir toute cette vision de ce qu’est une guerre. Pour moi, l’esclavage est une guerre : la guerre esclavagiste. Il ne s’agissait pas de la « découverte de l’Amérique », mais d’une guerre de conquête.

Cela n’a pas été inscrit dans nos consciences, dans la mémoire collective. Il y a une peur de parler de mémoire collective car cela signifie redécouvrir nos propres origines, et voir que notre civilisation occidentale est née dans un univers de possessivité, de droit à manipuler ceux qui n’appartiennent pas à sa société. Chaque conquête, chaque invasion, chaque occupation s’accompagne d’une appropriation non seulement de la terre, mais aussi des personnes.

Le viol est une arme de guerre. La guerre, c’est décider pour l’autre de son présent et de son avenir. Selon l’ethnocentrisme européen, la façon de dire à un homme qu’il n’est pas un homme est de lui dire: « tu n’es pas capable de défendre ta terre ni de défendre ta femme. » C’est avec cette mentalité que l’homme blanc s’est rendu en Asie et en Afrique pour voler des êtres humains sur leurs propres terres.

Il y a eu de la résistance, des armées entières organisées par des femmes. On n’en parle pas, parce qu’on parle toujours de l’esclave comme d’un homme pauvre, issu d’un continent pauvre… Ils effacent toute mémoire de cultures extraordinaires et d’un tissu créatif, de connaissance de la force énergique de ce que nous appelons la nature. Dans la lutte contre l’esclavage au Brésil, en Colombie et dans d’autres pays, les femmes ont été des protagonistes de premier ordre, et non des victimes passives.

Lorsque le nazisme a été renversé en Europe, les Américains qui ont débarqué en Normandie – dont beaucoup de Noirs, envoyés comme chair à canon – ont été grandement glorifiés, la propagande les présentant comme les Sauveurs de l’Europe, alors que tout le monde savait que l’Union soviétique était la principale force militaire contre les nazis. Cependant, une chose s’est produite, a été effacée, et est maintenant révélée : lorsqu’ils ont débarqué en Normandie, ces Américains ont eu le droit de posséder des femmes françaises. Les soldats venus « libérer » la France ont violé en masse les femmes françaises.

Souvent, le comportement des femmes nous indique qu’il s’est passé quelque chose. En temps de guerre, toutes les femmes savent qu’elles sont en danger. Lorsqu’il y a une situation de violence nous le savons toutes. Mais dans les films, le violeur est toujours l’ennemi. La guerre des Balkans a révélé l’augmentation des mauvais traitements infligés à la société par ceux-là mêmes qui se battaient pour la patrie. Lorsqu’ils reviennent du front, ils sont très violents avec leur femme, leur fille ou quiconque se trouve à la maison, parce qu’ils ont l’impression qu’elles leur appartiennent.

Face au mémoricide, quels sont les dispositifs permettant de maintenir la mémoire collective ?

C’est un travail considérable qui reste à faire en Europe. Je me rends compte qu’au sein de notre féminisme occidental, en Europe, au Canada, aux États-Unis, il existe un secteur qui ignore la nécessité de cette mémoire. Ce secteur est convaincu que le plus important est de gagner des droits, plutôt que de remettre en cause la notion de développement de nos sociétés. Les droits naissent de l’existence d’injustices, alors voyons pourquoi elles existent. Le patriarcat produit-il du machisme et de l’hétérosexualité, ou va-t-il au-delà ?

Quels types de valeurs et d’hommes sont créés? Quel genre de société a été créé ? Si vous ne remettez pas en cause ce suprémacisme patriarcal qui organise toute une vision de la vie, vous finirez par faire partie d’une mémoire atrophiée.

On parle de capitalisme, mais il faut être prudent, car si le développement d’une société évoluant vers le socialisme porte les valeurs de la civilisation moderne actuelle, elle finira par devenir une société patriarcale, autoritaire et dangereuse. C’est ce qui s’est produit dans la décadence des pays d’Europe de l’Est, parce que leur vision du monde a des racines très européennes. Mais il peut y avoir des alternatives dans des pays plus intéressants, comme dans des pays d’Afrique. La détermination à retrouver les racines traditionnelles en termes d’agriculture et de cosmovisions les rend plus susceptibles de rompre avec cette dangereuse modernité qui nous conduit au suicide de l’humanité. Si nous croyons que toute transformation de la société moderne réside dans la nationalisation des banques et des biens publics, et acceptons les valeurs de notre civilisation, nous reproduirons des problèmes très graves. La mémoire est donc importante.

L’Europe a perdu beaucoup de mémoire. Nous pouvons retrouver la mémoire des mauvaises choses qui se sont produites à l’extérieur, mais nous avons perdu une grande partie de la mémoire historique de ce qu’a été la résistance des artisanes et des paysannes contre la monoculture et les latifundia. En revanche, les peuples dominés par l’empire européen disposent de plus de ressources mémorielles. J’apprends davantage du mouvement paysan d’Abya Yala, du mouvement autochtone et des panafricanistes que de notre propre histoire.

Entretien et révision de la traduction par Helena Zelic
Traduit du portugais par Claire Laribe

Articles associés