Impérialisme, exploitation sexuelle et bases militaires. La confrontation avec ces processus violents de domination capitaliste, patriarcale et raciste s’articule dans les luttes historiques et actuelles des femmes aux Philippines. Pour comprendre ces continuités, Capire a interviewé Jean Enriquez, de la coordination de la Marche Mondiale des Femmes aux Philippines et de la Coalition Contre la Traite des Femmes – Asie-Pacifique (CATW-AP).
Dans les pays d’Asie de l’Est et du Sud-Est, l’exploitation de milliers de femmes en tant que « femmes de réconfort » a été l’une des marques les plus violentes de la guerre et des occupations japonaises. Nous aimerions en savoir plus sur votre point de vue sur cette histoire.
Des femmes dans des pays comme les Philippines, la Corée du Sud, le Vietnam, la Chine et d’autres pays d’Asie de l’Est ont été victimes d’esclavage sexuel militaire, en particulier aux mains des forces impériales japonaises et pendant la Seconde Guerre mondiale. Des filles — et parfois des garçons — âgées de 9 à 16 ans ont été capturées par les militaires et utilisées comme « femmes de réconfort », comme ils les appelaient autrefois. Les militaires pensaient que les femmes devaient être là pour les réconforter sexuellement. Dans un passé récent, la même pratique qui considère les femmes comme l’objet de divertissements sexuels s’est produite chez les soldats états-uniens.
Quand j’étais une jeune militante féministe, j’ai interviewé certaines de ces femmes, qui étaient déjà grands-mères dans les années 1990. Certains avocats du Japon voulaient défendre la cause des « femmes de réconfort philippines ». Lorsque nous leur avons parlé, nous avons vu qu’il était difficile pour ces femmes, alors plus âgées, de parler de leurs expériences car, surtout à cette époque, la stigmatisation des victimes était forte. Elles ont été victimes de violences sexuelles, de viols, d’esclavage sexuel et aussi de prostitution, car parfois les militaires donnaient de l’argent ou faisaient des faveurs à certaines d’entre elles en échange de relations sexuelles. Dans un sens, c’était aussi l’une des origines de la prostitution aux Philippines, bien que les premiers cas documentés datent de l’époque de l’occupation espagnole.
À ce jour, ces femmes n’ont reçu aucune forme d’indemnisation pour les dommages qu’elles ont subis en tant que victimes de l’esclavage sexuel. Il n’y avait même pas d’excuses admettant ce qui s’était passé. La question est considérée comme un sujet très sensible pour le gouvernement japonais, et nous organisons des actions chaque fois que le dirigeant des Philippines se rend au Japon. Nous voulons que cette question soit au centre de l’agenda du gouvernement. Le Japon a une dette historique envers notre pays et en particulier envers nos femmes.
Des témoignages bien documentés de grands-mères courageuses en Corée du Sud ont été publiés à ce sujet, et le Japon évite le débat. J’imagine que cela arrive aussi aux femmes en Chine, au Vietnam et dans d’autres pays.
Comment cette histoire d’esclavage sexuel est-elle liée à la réalité actuelle de l’exploitation sexuelle et de la militarisation dans la région ?
Cela est lié aux bases militaires états-uniennes actuellement installées dans la région. Il y a une énorme concentration de femmes victimes de la traite provenant de différentes régions des Philippines pour répondre à la demande des soldats états-uniens en matière de divertissement sexuel. Nous avons de nombreux dossiers d’abus sexuels commis par des soldats et de traitement raciste des femmes philippines autour des bases militaires. Ces histoires sont profondément racistes et très violentes. Un cas s’est produit pendant la dictature de Ferdinand Marcos soutenue par les États-Unis, lors du décès d’une très jeune fille prostituée. Beaucoup de ces histoires sont violentes, et c’est la même chose en Corée du Sud.
Lorsque nous avons essayé de faire adopter une loi aux Philippines pour punir les consommateurs de services de prostitution, dans le cadre de la législation contre la traite des êtres humains, je me suis rendue en Corée du Sud parce qu’il y a des membres très actives des groupes de femmes autour des bases militaires. J’ai découvert qu’il y avait plus de 1 000 philippines autour de ces bases en Corée du Sud. Ils recrutent des femmes dans l’ancien emplacement des bases militaires états-uniennes aux Philippines, À Angeles Pampanga, où se trouve la Clark Base.
Cela montre comment l’industrie capitaliste du sexe est favorisée par l’assimilation de la culture de la marchandisation des femmes, ce qui rend très facile d’attirer et d’emmener les femmes dans d’autres pays.
Aux Philippines, les femmes prostituées autour des bases militaires viennent des zones rurales. Elles ont perdu leurs terres, elles n’ont pas assez de sources de revenus, donc il est clair que cela exploite également la pauvreté des femmes rurales, les filles d’agriculteurs et de pêcheurs des zones rurales. C’est leur origine. Les soldats sont sûrs de leur droit sur les femmes chaque fois qu’ils viennent ici. Mais il est important de dire qu’il y a encore un accord sur les forces visiteuses aux Philippines avec les États-Unis, même si nous avons expulsé leurs bases militaires entre 1991 et 1992.
Pourriez-vous parler de la lutte pour faire sortir les bases militaires états-uniennes des Philippines ?
Le vote a eu lieu en 1991. Nous avons fait pression sur le Sénat philippin pour qu’il vote la suppression des bases militaires, et, en 1992, ils ont finalement quitté les Philippines. L’occupation états-unienne a commencé après l’espagnole, en 1898. Là, ils ont commencé à construire les bases pendant la période de colonisation par les États-Unis, de 1898 jusqu’à l’arrivée des Japonais. Ce fut une longue période de 90 ans, et ils se sont lentement installés dans différentes parties du pays.
Le retrait des bases militaires états-uniennes des Philippines a été un événement historique, car c’est à ce moment précis que nous avons renversé la dictature.
Après la chute de la dictature de Marcos en 1986, nous avons poursuivi la bataille pour expulser les bases militaires états-uniennes. Mais le gouvernement libéral de Cory Aquino a également donné la préférence aux États-Unis. Les années qui ont précédé le vote du Sénat ont été critiques. Nous avons marché en signe de protestation de la région métropolitaine de Manille aux bases militaires, exigeant leur retrait. Après tout, il était important d’avoir des alliés au Sénat pour obtenir la majorité des voix et pouvoir légalement dire que les soldats n’étaient plus nécessaires aux Philippines.
Le problème est que les présidents suivants ont continué à penser qu’ils avaient besoin des États-Unis. Nous nous opposons à ces nouveaux accords dits « de forces visiteuses », qui prévoient essentiellement l’accostage de navires dans un plus grand nombre de régions du pays. Ils ont choisi les plus beaux endroits du pays pour que les soldats se reposent, et nous savons que lorsqu’ils disent « repos », ils veulent dire « femmes ».
Nous avons pu appliquer une politique de tolérance zéro contre la pratique des soldats incitant les femmes à se prostituer. Donc on ne les voit pas dans les bars. Mais les proxénètes les emmènent secrètement sur les bateaux. Nous le savons très bien d’après les récits de survivantes de la prostitution, qui racontent que certaines femmes sont emmenées sur les bateaux.
Donc, oui, il est possible d’expulser les bases militaires. Mais il est très complexe de voir comment, une fois de plus, l’impérialisme se réinvente avec seulement un accord par lequel ils ne sont pas physiquement visibles, alors qu’en fait, ils continuent d’exercer leur pouvoir en ayant accès à nos plages et à d’autres environnements qui sont des sanctuaires de notre pays. Et aussi, influençant nos politiques, l’Organisation internationale du commerce et d’autres institutions multilatérales dans lesquelles les États-Unis sont dominants.
Maintenant, le fils de Marcos est le président ; qu’est-ce que cela signifie ?
C’est très dur pour nous, militantes, dont les proches sont morts dans la bataille contre la dictature. Nous avons organisé des forums, diverses campagnes d’information en ligne pour expliquer aux gens comment la torture était étroitement liée au système. Certaines des personnes âgées parmi nous ont raconté les tortures qu’elles ont subies pendant la dictature de Marcos. Mais le monde numérique a été très puissant pour propager l’idée que le jeune Marcos était différent de l’ancien. Ils ont continuellement produit des vidéos absurdes sur TikTok sur la famille du jeune Marcos pour montrer qu’il était accessible, quelqu’un à qui il était facile de parler, tout ce qui pouvait l’humaniser. Nous ne pouvions pas rivaliser avec sa campagne médiatique numérique. Nous savons également qu’ils ont dépensé beaucoup d’argent pour se connecter avec Cambridge Analytica. Nous avons perdu cette bataille, et le sentiment est terrible.
Je pense que notre discussion régionale de la MMF en Asie de l’Est et du Sud-Est et en Océanie a mis en garde contre la situation dangereuse à laquelle nous sommes confrontées. En Indonésie et ailleurs, les dirigeants semblent toujours être populaires. Ils n’utilisent pas nécessairement la force, mais ils légitiment l’oppression en adoptant des lois, en particulier des lois économiques, qui donnent à leurs familles un meilleur accès à la terre et qui les enrichissent de diverses manières. En plus d’être président, Marcos est également Secrétaire du Département de la Réforme agraire. Il est très clair que sa famille et son élite s’intéressent aux terres arables et aux plantations de nos agriculteurs. C’est un intérêt économique très direct.
Nous ne pouvons pas nous concentrer uniquement sur les violations des droits humains, nous devons également retracer leur relation avec l’accaparement des terres et les implications de ces politiques pour les agriculteurs et agricultrices.
Les agriculteurs et agricultrices meurent déjà à cause de l’accaparement des terres. C’est pourquoi la Marche Mondiale des Femmes aux Philippines se concentre sur les problèmes des femmes rurales, car leurs voix dans les provinces et les régions rurales ne sont pas entendues dans la région métropolitaine de Manille.