La défense des sources d’eau dans les Andes est en vigueur depuis les blocus d’avenues au pied de la montagne, il y a plus d’une décennie, lorsque les mines à plein air se présentent comme une solution à cette nouvelle crise que nous traversons. Dans cette lutte contre les corporations, le travail des femmes est indispensable et souvent anonyme. Nous avons entrepris un voyage à travers trois provinces pour faire résonner les voix des gardiennes de l’eau.
L’exploitation minière est comme une monnaie qui reflète d’un côté l’extractivisme et de l’autre, le capitalisme néolibéral. Avec ces deux faces, le capitalisme finance un modèle de développement insoutenable que beaucoup appellent communément « progrès », marqué par un marché omniprésent qui garantit l’impunité et le bénéfice des sociétés transnationales et des élites économiques, tout en menaçant les droits des peuples et de la nature. Les gouvernements soumettent les politiques publiques à ce modèle et affaiblissent le droit à l’eau, qui est un droit collectif étroitement lié aux processus communautaires et à la défense des territoires et des biens communs.
Dans la province de San Juan, en Argentine, il y a le Jachal, un département situé dans le nord de cette province, à l’est de l’entreprise Veladero, une mine à ciel ouvert qui exploite l’or et l’argent. Là s’organisait le groupe Madres Jachalleras [Mères de Jachal], un groupe de femmes qui a commencé à se battre en 2002, lorsque l’exploitation minière s’est imposée dans la communauté avec une consultation d’opinion sur la protection de l’environnement — même si elle y était déjà installée depuis 1996, sans consultation préalable.
« La promesse de progrès était le rêve de tous car nous n’avions pas vu de nos propres yeux l’impact de l’exploitation minière », explique María José, membre du groupe. « Quand nous sommes allés de maison en maison pour recueillir des signatures, l’entreprise minière est venue derrière nous avec des appareils télé, des DVD, des CD. (…) Ils ont des assistantes sociales, embauchent des psychologues, rendent visite aux gens à la maison pour les convaincre que tout va bien, (…) c’est une campagne impressionnante. Nous allions à vélo et ils allaient dans des belles voitures, cela faisait les gens rire ».
Dans une zone semi-désertique, la rivière Jachal était la seule sur laquelle la population pouvait compter et elle a été détruite par la compagnie minière. D’abord, ils ont contaminé l’eau, puis elle est devenue rare et enfin la nappe phréatique a été contaminée. La plainte de María José date de 2013, mais en 2015, 2016 et 2019, il y a eu des fuites de milliers de litres de liquides contaminants à la source, ce qui aggrave de plus en plus la situation. Néanmoins, l’impunité de la société minière transnationale Barrick Gold, responsable de l’exploration des gisements, est garantie. Depuis janvier de cette année, l’Assemblée Jachal No Se Toca [On ne Touche pas à Jachal], héritière de l’initiative des Madres Jachalleras, dénonce que le système de distribution à domicile, qui prend l’eau de la rivière, contient du mercure et d’autres déchets dangereux.
Au nord de Jachal se trouve la province de La Rioja. Là-bas, en 2012, un barrage routier a été construit pour empêcher le passage des camions miniers vers la montagne Famatina. Dans le campement situé aux alentours d’Alto Carrizal, le village le plus proche du pied de la montagne, un groupe robuste de voisines et de militantes a collectivement maintenu le blocus. Quand nous sommes arrivées, nous avons reçu quelques tâches, parmi lesquelles faire la garde de minuit dans une petite maison à côté de l’endroit où se trouvait la barrière, près de laquelle il y avait toujours un groupe de personnes en vigile. Dans cet espace, nous avons rencontré María Luisa « Boneca », Daniela, María Eugenia et bien d’autres femmes de tous âges qui, pour défendre l’eau de leur peuple, montaient la garde côte à côte avec les hommes. Entre rires, mais avec solennité, elles ont partagé avec nous des histoires de lutte et de fierté pour leur terre. « Les montagnes sont à nous, au peuple, et nous ne voulons pas qu’on les exploite. Cela nous appartient, c’est comme notre fils. Quand ils ont dit qu’ils allaient l’exploiter en 2006, je suis devenue folle. (…) Le monde n’a pas la possibilité d’avoir une beauté comme celle que nous avons ».
La société minière n’est pas entrée dans La Rioja cette fois, ni dans les années qui ont suivi. Jusqu’en 2018, la communauté au pied de Famantina a réussi à rejeter l’installation de cinq sociétés minières. Mais le conflit sur le territoire ne se termine jamais parce que les communautés vivent dans des montagnes qui nourrissent d’énormes richesses, et pour cette raison elles sont harcelées par le pouvoir économique.
Après de nombreuses tentatives (et plusieurs échecs), les sociétés transnationales utilisent des stratégies de légitimation sans précédent. L’une d’entre elles est de postuler son rôle dit fondamental dans l’économie ; à travers lui, il serait possible de verser de la richesse dans le redressement de notre pays face à la crise de la Covid-19. Mais en disant cela, les sociétés minières continuent d’opérer au milieu de l’isolement social, comme s’il s’agissait d’une « activité essentielle ». Elles propagent le virus dans les villages andins, tel comme il s’est passé à Catamarca. À ce sujet, Silvina, de l’Assemblée El Algarrobo [La Caroube] de Catamarca, a déclaré : « pour nous, l’exploitation minière n’est pas essentielle. En fait, les premiers cas de Covid-19 à Catamarca provenaient de travailleurs miniers. À l’assemblée, nous considérons que l’essentiel est l’eau et non pas l’activité minière ».
Catamarca est une province au nord de La Rioja. Pas loin, nous trouvons Andalgalá, une petite ville au pied de la montagne Aconquija, où vivent vingt mille personnes. Andalgalá souffre depuis vingt ans de l’exploitation minière et est l’une des régions les plus pauvres du pays. En 1995, la concession de la société Yacimientos Mineros Aguas de Dionisio (YMAD) à la société minière Alumbrera a été accordée. Le projet Bajo de La Alumbrera (Sous l’Alumbrera) est la plus grande mine en exploitation en Argentine. Il accumule les plaintes et les procédures pénales pour contamination et violation des droits dans trois provinces. Dès que cette exploration a été installée, d’autres projets plus importants l’ont suivie, tous situés à Aconquija.
Les peuples qui résistent subissent des persécutions idéologiques et des violences institutionnelles, perpétrées par le recours à la force policière contre les communautés. Les femmes rapportent qu’elles sont exposées non seulement au risque d’être des défenseures de l’eau, mais aussi aux moqueries publiques du patriarcat. Une participante d’un groupe féministe de la province a dénoncé : « en parlant aux femmes, nous voyons que nous pouvons réaliser quelque chose, mais ce sera un conflit énorme et cela signifie les exposer encore plus qu’elles ne le sont déjà. »
Une agricultrice d’Andalgalá, dont l’identité elle a préféré préserver, nous a dit : « nous, les peuples, sommes ceux qui garantissent la vie avec notre corps et notre organisation et avec le travail quotidien pour la nourriture, pour la vie. C’est de plus en plus difficile. Il y a de plus en plus de colonies mises en échec par ces intérêts. Les gens marchent tous les samedis depuis plus de onze ans contre l’exploitation à ciel ouvert et pour la défense de l’eau. Les gens militent pour la cause dans la vie quotidienne, tous les jours, et cela est marqué par les nouvelles générations de garçons et de filles, qui intègrent ces idées ».
Le différend avec l’exploitation minière n’est pas seulement sur l’eau. Il s’agit du modèle de développement qui incarne le « progrès » inaccessible. Pour proposer des questions sur ces imaginaires, nous avons interrogé en 2020 des personnes qui vivent dans les mines de la saline du Pipanaco, dans la province de Catamarca. Nous parlons de l’eau et de ses projets de vie. Les habitantes et les habitants nous ont parlé de résistance, d’humble dignité, et se sont demandé(e)s : « comment pourrions-nous ne pas nous battre ? Nous nous séchons avec la terre ? »
Interrogée sur sa vision de ce qu’est le développement, une tisserande et productrice paysanne a répondu : « tout d’abord le logement. Il devrait y avoir beaucoup plus de développement dans les choses les plus importantes et les plus nécessaires. » Pour les agriculteurs et agricultrices, le lien entre l’agriculture et l’eau est essentiel. « La prise de conscience que toute l’eau est liée et relie les peuples, je peux dire qu’il en est ainsi, parce que les producteurs et les personnes qui habitent les territoires le voient de cette façon ».
Pour les agricultrices, « nous devons penser à un développement inclusif, un développement en relation, un développement intégral, un développement à partir de la vision des communautés, ce qui est peut-être ce que nous faisons déjà… C’est ce qu’on voit, c’est ce qui se passe ». Dans les Andes, on parle de communautarisme et les communautés se regroupent autour de l’eau.
« On ne peut pas posséder cette chose sans propriétaire », dit le poème de la Reynamora Azul lu par Rosa, membre de l’Assemblée El Algarrobo, lors de la 1ère Coupole latino-américaine de l’Eau pour les Peuples, tenue à Catamarca en 2018. Des milliers de femmes sont gardiennes des eaux, et elles ne sont pas seulement dans les montagnes : la « mère de toutes les batailles » Nora Cortiñas, l’une des Madres de la Plaza de Mayo [Mères de la Place de Mai, qui réclament justice pour leurs enfants disparus et tués pendant la dictature militaire Argentine], à l’âge de 87 ans, s’est rendue à Catamarca. Avec la parole suivante, elle s’est adressée à la foule qui participait à la Rencontre : « chaque lutte de notre part a un engagement total, et si elle ne vient pas de l’intérieur, elle n’en vaut pas la peine. (…) Aujourd’hui nous sommes venus pour défendre l’eau. (…) Les gens sont venus d’abord pour nos fils et nos filles, et maintenant ils viennent pour l’eau. ». « Nous devons transformer la protestation en proposition. Que personne ne dise ‘je suis fatigué‘ ! », a dit une militante infatigable. Avec son exemple, elle influence toutes et tous les autres, car l’eau ne se vend pas, mais se défend !
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Natalia Salvático est coordinatrice de la zone d’eau et durabilité des Amis de la Terre en Argentine.