Dilemmes de l’humanité : faire avancer la construction d’un socialisme féministe

27/11/2023 |

Rédaction par Bianca Pessoa et Ana Priscila Alves

Les débats lors de la conférence Dilemmes de l'humanité réfléchissent sur le féminisme et la lutte anti-patriarcale pour la construction du socialisme à travers le monde

Dans une démonstration de l’organisation de la lutte socialiste internationaliste, la 3e conférence internationale Dilemmes de l’humanité s’est tenue à Johannesburg, en Afrique du Sud, en octobre 2023. Des membres d’organisations politiques, de mouvements sociaux, de partis politiques et de syndicats de toutes les régions du monde se sont réunis pour débattre et construire un agenda de luttes communes pour construire le socialisme, organiser la classe ouvrière, défendre la vie et la nature, construire la démocratie populaire et mener la lutte anti-impérialiste et pour la souveraineté des peuples et des territoires.

Dans une vidéo produite par Capire au cours de la conférence, des femmes de différentes parties du monde discutent de ce qui est nécessaire pour construire un socialisme féministe. Regardez :

La lutte socialiste et internationaliste repose sur de nombreuses mains et ne peut progresser que si les femmes sont présentes et actives. Avec le sens d’articuler cette lutte comme un axe central et transversal dans la construction de la société que nous voulons, le séminaire « Féminismes et lutte contre le patriarcat », qui a eu lieu le 16 octobre, faisait partie du programme de la conférence. Ce fut un moment de débat et de réflexion sur la centralité de l’organisation des femmes et des personnes dissidentes de genre dans la construction d’un projet socialiste, internationaliste et solidaire. La conférence internationale était le résultat des accumulations des éditions régionales, dans lesquelles le luttes féministes et contre le patriarcat sont apparues comme un thème central de la lutte des classes sur les continents.

Le séminaire a été suivi par la professeure, chercheuse et militante Akua Opokua Britwum, du Ghana ; par la militante pour la démocratie en Thaïlande Kunlanat Jirawong-Aram ; par la membre du Parti des Travailleurs de Tunisie, Olfa Baazaoui ; par María Inés Davalos, militante de la Coordination Nationale des organisations de femmes travailleuses, rurales et autochtones (Coordinadora Nacional de Organización de Mujeres Trabajadoras, Rurales y Indígenas – Conamuri) du Paraguay ; Maite Mola du Pays Basque et membre du parti de la Gauche européenne ; et Maisa Bascuas, chercheuse à l’Institut Tricontinental de Recherche Sociale en Argentine, responsable de la médiation. Le débat a débuté avec la présentation du documentaire indien Kerala’s Kudumbashree : Quand des millions de femmes s’organisent [Kudumbashree au Kerala: When Millions of Women Organize], produit par Peoples Dispatch et NewsClick. Le documentaire présente l’histoire de plus de quatre millions de femmes organisées dans la lutte pour l’autonomie dans l’État méridional du Kerala.

Construire un socialisme féministe

Selon Akua Opokua, le patriarcat précède le capitalisme, mais c’est à partir du capitalisme que la structure patriarcale se remodèle pour permettre une exploitation encore plus grande du travail des femmes. Au Ghana, explique-t-elle, les femmes ont joué un rôle important dans la lutte contre le colonialisme et pour l’indépendance du pays. Après l’indépendance, la lutte s’est organisée sur la base de l’anti-impérialisme, en accord avec les luttes menées sur le continent contre l’apartheid et l’exploitation de la main-d’œuvre et de la nature par les pays européens. Les groupes de femmes organisées se sont développés au fil des ans, confrontant et dénonçant la cooptation du féminisme par l’agenda néolibéral. « Dans le mouvement socialiste du Ghana, nous recherchons des jeunes qui souhaitent qu’une société différente apporte des transformations, car il existe une relation entre le patriarcat et le système capitaliste », déclare-t-elle.

En Thaïlande, le journal de gauche Dindeng couvre la lutte pour la démocratie dans le pays et le féminisme socialiste construit par les femmes thaïlandaises. Produire des textes, des podcasts et des traductions en thaï sur les débats de la gauche mondiale est une préoccupation pour le journal, qui cherche à être accessible à la population. Kunlanat Jirawong-Aram explique que les femmes thaïlandaises sont confrontées à l’un des taux d’incarcération les plus élevés au monde. « Une de nos compagnes qui était en prison nous a dit que presque toutes les femmes qu’elle rencontrait en prison y étaient à cause des hommes dans leur vie », explique-t-elle. De plus, elles sont victimes du militarisme et de l’impérialisme états-uniens qui continuent d’opérer dans le pays. Malgré les défis auxquels elles sont confrontées à Dindeng, les femmes s’organisent pour présenter leur agenda féministe dans les articles publiés sur le site et aussi dans les mobilisations de rue.

En Tunisie, les femmes ont joué un rôle central dans le mouvement de libération nationale. Olfa Baazaoui explique que même si des lois plus progressistes récemment gagnées ont été attribuées au président, elles n’ont été gagnées qu’avec le travail du mouvement des femmes. Le pays a connu un coup d’État en 2021, lorsque le président Kaïs Saïed a paralysé le Parlement, agissant à ce jour comme le seul dirigeant doté de pleins pouvoirs dans le pays. « Nous nous battons pour essayer de préserver les acquis démocratiques que nous avons obtenus, car ce n’est qu’alors que nous pourrons aider les femmes à s’organiser et à lutter pour la démocratie et plus de droits », explique Olfa.

Au Paraguay, les compagnes de Conamuri, qui font partie de CLOC-Via Campesina, construisent le féminisme paysan et populaire dans un engagement politique pour la défense de la vie et à partir des expériences dans les territoires. Le féminisme consiste à défendre la terre, les semences et à affronter la violence. « Les luttes sont vivantes et nous savons que la lutte pour l’émancipation des femmes doit aller de pair avec la fin de la propriété privée », défend María Inés Davalos. En Amérique latine, la vaste occupation des terres par les sociétés transnationales et l’agro-industrie est l’un des principaux défis. Au contraire, il y a les femmes qui vivent de leur terre et de leur production, et sont dans la lutte pour la souveraineté alimentaire : « c’est notre façon de communiquer avec les autres, de lutter contre les transnationales et de nous protéger des semences transgéniques ».

En Europe, les femmes luttent contre la montée de l’extrême droite et du conservatisme et contre l’augmentation de la violence, en particulier à l’encontre des femmes migrantes du Sud global. Pour Maite Mola, bien que le problème de l’immigration ne soit pas spécifique aux femmes, ce sont elles qui souffrent le plus aux frontières et de la précarité qu’elles rencontrent lorsqu’elles arrivent dans les pays où elles se sont rendues. Dans cette partie du monde, les dénonciations des femmes contre la pornographie et la mise à jour des formes de cyber-violence progressent également, comme dans la création de deep fakes pornographiques, utilisant l’image de toute femme qui a des photos publiées sur Internet. « De plus, la question de l’avortement est un thème central. Nous devons nous battre pour ce droit et c’est aussi une lutte de classe, ce n’est pas une question de caprices. Même si c’est illégal, les femmes qui ont de l’argent avortent et celles qui n’en ont pas meurent », dénonce Maite.

Pour Kunlanat, la construction féministe implique également de briser la division entre la rationalité, considérée comme masculine et appréciée, et la sensibilité, considérée comme féminine et inutile dans la lutte : « il y a une normalisation des espaces politiques en tant qu’espaces dominés par les hommes, et les femmes ne sont pas considérées comme politiques. Même aujourd’hui, les femmes sont considérées comme des personnes sans pensées ni idées propres dans un monde qui essaie de placer la logique au-dessus des émotions. Mais les émotions ne doivent pas être inférieures. Nous devrions considérer les émotions comme une question politique ». Sur le féminisme et la lutte socialiste, María Inés partage que « pour nous, le féminisme est une classe, car il cherche la construction du socialisme. Nous avions l’habitude de dire ‘sans féminisme, il n’y a pas de socialisme’, mais nous devons avancer avec une vision positive. Aujourd’hui, nous disons ‘avec le féminisme, nous construisons le socialisme’ ».

Traduit du portugais par Andréia Manfrin Alves

Édition par Hélène Zelic 

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