Cleone Santos (1957-2023) était une militante féministe imparable. Ses trajectoires personnelles et politiques sont étroitement liées, puisqu’elle est passée par le mouvement du logement et le mouvement des chômeurs dans la région métropolitaine de São Paulo, connue comme ABC, pour arriver au mouvement féministe, où elle est restée. Cleone a participé à la Marche Mondiale des Femmes au Brésil, collaborant intensément pour formuler une vision critique de la prostitution, du point de vue de la résistance des femmes noires et pauvres.
Cleone a vécu dans la prostitution pendant 18 ans et a réussi à s’en sortir. Mais elle est restée au Parc da Luz, travaillant avec les quelque 500 femmes qui continuent d’y vivre dans une situation de prostitution. Son projet a commencé par une « bicicloteca », où elle a prêté des livres aux femmes du parc, pour la plupart noires, de plus de 40 ans, résidentes de la périphérie de São Paulo. Elle a fondé l’organisation Mulheres da Luz [Femmes de Luz], qui articule différentes formes d’accueil, de soutien et d’organisation, cherchant à faire en sorte que les politiques publiques atteignent les femmes prostituées. En 2021, Cleone a assumé la Coordination des politiques publiques en faveur des femmes dans la ville de Diadema.
Des lectrices aux auteures. Cleone a toujours tenu à faire connaître les histoires de la majorité des femmes prostituées comme stratégie pour faire face à la glamourisation qui hégémonise les discussions sur la réglementation de la prostitution au Brésil. Ces dernières années, elle a collectivement organisé et publié le livre Trajetórias de vida: Mulheres da Luz [Trajectoires de vie : Femmes de Luz], rassemblant neuf comptes, dont le sien. Nous publions, ci-dessous, des extraits de son rapport, initialement enregistrés par la chercheuse féministe Mariana Afonso.
Son regard, sa voix et sa façon de percevoir et d’aborder les questions souvent contradictoires qui imprègnent la vie des femmes prostituées ont marqué différentes générations de militantes de la Marche Mondiale des Femmes au Brésil. Nous partageons une partie de l’histoire et des réflexions de Cleone, racontées par elle-même dans la vidéo suivante. Ainsi, nous invitons chacun et chacune à connaître et à garder vivante la trajectoire de cette camarade qui était une forteresse : rebelle, insoumise, solidaire, révolutionnaire.
Quand je suis arrivée ici dans la rue, j’ai amené cette histoire de militantisme, tu vois ? Je voyais une femme avec un problème et je continuais à essayer, avec elle, de trouver la solution à ce problème, de construire quelque chose. Et j’étais là-dedans, dans la prostitution. Et j’y ai vécu plusieurs années. L’une d’entre elles avait un problème qui nécessitait un avocat et j’ai dit : « Oh, allons voir un tel avocat. » Quelqu’un avait besoin d’un médecin ? « C’est parti ! ».
Je n’arrêtais pas de penser « quand je sortirai d’ici, je ne veux savoir de plus rien, pas question ! ». Mais c’est le contraire qui s’est produit. Au moment où je me suis arrêtée, j’ai plongé plus profondément dans l’histoire. Chaque jour, je me demande pourquoi je ne suis pas partie pour de bon.
Je sais pourquoi. Parce que ce sont des gens que presque personne n’approche. Elles sont considérées comme l’écume du monde souterrain. Même dans le monde souterrain, elles ne sont pas respectées… Et il faut que quelqu’un fasse quelque chose. Quelqu’un doit être là, ensemble. Et ce quelqu’un ne peut pas être celui ou celle qui sort de là en disant « oh les pauvres ». On sait qu’il n’y a pas de « pauvre fille ». Mais nous savons aussi qu’elle est là parce que la société n’a pas travaillé pour cette personne. Donc, nous devons être là !
Je pense qu’on sera toujours un groupe très timide, tu sais ? Parce que la population qui y est insérée ne veut pas apparaître. Ce sera donc toujours un groupe très timide, mais il doit exister. S’il n’y a pas un tel groupe, les choses peuvent empirer, non ? C’est pour ça que je suis restée.
Que voyons-nous ? Des gens qui glorifient la prostitution. Mais vous ne voyez personne qui se bat pour que les femmes aient des politiques publiques pour qu’elles ne finissent pas dans la prostitution. Ou cherchant à insérer les femmes dans les politiques publiques, vous ne voyez personne non plus. Vous voyez juste des gens qui regardent la partie facile, qui disent que les femmes gagnent beaucoup d’argent, et ces gens pensent que c’est juste du glamour… mais en fait ce n’est pas ça.
Il y a des gens qui disent que le mauvais côté de la prostitution serait cette chose de culpabilité, de valeurs morales et que si ce n’était pas ça, tout allait bien. Je ne pense pas que ce soit juste ça. C’est tout un tas de choses. En plus de la culpabilité, des problèmes moraux, il y a aussi la question de notre santé, qui est très grave. Le stress psychologique n’a pas de taille !
Je sais les dommages psychologiques que la prostitution a causés à ma vie. À ce jour, il y a des endroits où je vais et j’ai peur que les gens viennent et disent qu’ils me connaissent, tu sais ? Aujourd’hui, je n’aurais aucune raison d’avoir si peur. C’est un super gâchis.
Je n’ai jamais vu la prostitution comme un travail. J’ai toujours vu la prostitution comme une situation dans laquelle on s’y met et on veut en sortir demain. Ce n’est pas si simple. Les gens pensent « je vais le faire aujourd’hui, seulement demain je ne le ferai plus ». Mais, en fait, il semble que nous soyons prises dans un filet qui nous aspire, qui nous ligote. Quand vous y êtes, vous commencez à vous endetter. On voit l’argent arriver. À tel point que je viens de payer mon terrain, de construire ma maison, de payer des gens pour s’occuper de mes enfants, un fourgon pour aller les chercher à l’école. On pouvait vivre une vie de classe moyenne. Mais c’était aussi de l’argent qu’on dépensait tous les jours, tu vois ? Le jour de payer les dettes venait et c’était le désespoir.
Il y a toujours une tentative de proxénétisme, il y en a toujours un malin, n’est-ce pas ?! Dès que je suis arrivé ici, par exemple, un drôle de type est apparu. Un gars avec qui j’ai commencé à sortir, dans ma tête je sortais avec lui. Nous devenons si fragiles que, quand une personne vient, elle est affectueuse et tout, elle devient un petit ami, tu vois ? Soudain, j’ai commencé à réaliser : « ma biche, prête-moi dix, prête-moi cinq, prête-moi… » et me le rendre, jamais, n’est-ce pas ? (…) Puis un jour j’ai dit non. Il s’est tourné vers moi et m’a dit « Tu vas me le prêter ou je te casse la figure ! ». Je l’ai regardé et j’ai dit : « Je n’en ai pas ! », mais je l’avais. Il savait que je l’avais et il a dit qu’il me casserait la figure. J’ai marché jusqu’à l’escalator. Quand je suis monté dans l’escalator et qu’il est venu à côté de moi, je l’ai poussé. Je n’ai pas réfléchi à deux fois, je l’ai poussé dans les escaliers ! Jusqu’à aujourd’hui, jusqu’à présent cet homme ne s’est plus présenté devant moi ! (…) Mais ce problème de personnes voulant extorquer apparaît toujours. Ici, c’est le lieu de l’extorsion. Ce sont ces formes subtiles, et quand tu te rends compte, tu soutiens la personne et tu ne sais même pas pourquoi.
C’est comme si la prostitution nous « abrutissait ». On commence à penser qu’on a besoin de gagner de l’argent. On ne pense à rien d’autre. Et puis ces choses commencent à se produire. Nous commençons à ne pas prendre soin de nous-mêmes, ni des autres, en pensant à gagner de l’argent. Nous commençons à n’avoir le temps pour rien, ni pour la famille, ni pour lire un peu. On se referme là-dedans, et on y reste, reste, reste jusqu’à ce que le cerveau ne pense plus qu’à ça. C’est pour ça que je dis qu’on commence à s’abrutir parce qu’on commence à ne penser à rien d’autre.
Il a un discours à la mode, d’« émancipation », d’autonomie… Je ne vois pas les choses de cette façon, non. Comment est-ce qu’on décide, si c’est le gars qui vient, paie, nous voit comme un objet, tu comprends ? Et il nous utilise. Donc ce n’est pas à nous de décider. Nous devenons un objet du gars. Quand ces gens disent ça, je ne crois pas qu’ils pensent vraiment de cette façon.
(…) Je pense vraiment que les gens disent « c’était cool » parce que c’est ce qu’ils le souhaitaient. Je n’ai jamais dit que j’aimais ça. J’ai toujours dit « Je suis là, mais je vais bientôt trouver un moyen de m’en sortir. Je ne suis pas né dans cette merde ! » Et j’ai continué à me battre avec moi-même, tu sais ?
Comment pourrais-je être heureuse si je ne disais jamais cela ? Je me suis toujours cachée, j’avais honte. Peut-être même aujourd’hui j’ai un peu honte. Parce que si je ne le ressentais pas, je n’aurais pas autant de mal quand quelqu’un m’appelle pour un débat ouvert, et que la presse sera là. Je ne fais ce genre de choses que parce que je dois le faire. J’y vais parce que je sais qu’en face de moi il y a des gens qui vont me soutenir. Si c’était un événement aussi fermé, je ne sais pas si j’en aurais le courage. Parce qu’on a de la honte. Devons-nous vendre notre corps pour survivre ? Nous ressentons beaucoup de honte. Ça alors ! J’avais tellement peur que ma famille le sache… et ils l’ont appris et ce n’est pas parce que j’ai dit « asseyez-vous ici que je vais vous dire quelque chose ». Non ! Ils le savaient parce que je travaillais pour la Pastorale des femmes marginalisées et j’ai écrit un texte. Ce texte, c’était moi.
Ça n’a jamais été du travail pour moi. C’était une chose folle que je sois entrée et que je n’ai pas pu sortir pendant les premiers instants. Je me suis juste enterrée de plus en plus. Mais, comme je vous l’ai dit, la prostitution vous abrutit. L’argent arrivait… Mais ces jours-ci, non, ce genre de chose n’arrive pas. (…) D’accord, c’est avec cet argent que je viens de payer mon terrain et de construire ma maison. J’ai aidé beaucoup de gens dans ma famille. Mais, pour moi… était-ce de l’expérience ? Oui. Mais ce n’était pas la meilleure. Et pas l’un des meilleures, non plus ! C’était la pire expérience que j’ai eue. Ça m’a laissé beaucoup de cicatrices.
La prostitution est stigmatisée. En plus de nous stigmatiser à l’extérieur, nous nous stigmatisons aussi, tu vois ? La mauvaise expérience dans un travail, nous surmontons. Mais la prostitution, nous la prenons pour la vie, et comme une mauvaise chose. Par exemple, parmi les mauvaises expériences que j’ai eues au travail dans les entreprises, certaines choses étaient horribles à l’époque ! Mais aujourd’hui, je peux en rire. Cependant, des mauvaises choses que j’ai vécues dans la prostitution, je ne peux jamais en rire. Parce qu’elles me touchent toujours. Ça fait mal ! Ça fait mal, tu sais ? Donc je pense que la prostitution est… Je ne sais même pas ce qu’est la prostitution. Je sais que la prostitution est quelque chose que, si je pouvais, j’empêcherais les gens de vivre. C’est ça.
Être une femme, pour moi, aujourd’hui, c’est porter deux pianos et un bœuf. Et ne pas avoir d’endroit où relâcher ce piano. Il est là, regarde, à équilibrer les choses. Chaque jour qui passe a plus de choses, plus de choses… Être une femme, c’est être présente dans la société, dans une lutte constante. Si c’était seulement ici, mais on arrive chez nous et les choses continuent de la même façon, tu sais ? C’est une mesure de force… Être une femme, c’est passer huit heures dans la rue, puis endurer encore huit heures à résoudre des problèmes à la maison. Être une femme, c’est être une mère et ne pas pouvoir vivre avec son enfant au quotidien, car elle doit courir après sa survie. Je pense qu’être une femme aujourd’hui, c’est porter des fardeaux et des fardeaux. Et être une femme, noire et travailleuse, double tout.
Ce qui me donne la force de ne pas abandonner, c’est de rêver, rêver, rêver ! Parfois les gens pensent que nous sommes un peu folles, mais c’est avec ces rêves que nous réalisons de grandes choses. Ou de petites choses, qui s’additionnent et deviennent une collection de tout, devenant un monde meilleur.