Chili : territoire féministe, rebelle et constituant

26/05/2021 |

Par Danixa Navarro et Rocío Alorda

Découvrez ce qui se passe actuellement au Chili, après la victoire de la gauche et des mouvements sociaux à l'élection de l'Assemblée constituante

Photo/foto: Cubadebate

Depuis la révolte sociale qui a commencé le 18 octobre 2019, le Chili connaît un processus de changement politique et social alimenté par les mouvements sociaux et par les citoyens en général. C’est une réponse à la crise de représentativité dans les pouvoirs institutionnels et au malaise social des secteurs populaires.

Les 15 et 16 mai 2021, le pays a connu un processus électoral historique, choisissant des représentants des gouvernements locaux et régionaux (maires, conseillers/ères municipaux/les, gouverneurs/eures) et leurs représentants pour l’Assemblée constituante. La grande surprise du jour des élections a été la victoire des secteurs de gauche, progressistes et indépendants. La convention chargée de rédiger la nouvelle Constitution sera composée, environ, à 80% de secteurs critiques pour le modèle actuel.

Contexte de la révolte

La révolte sociale qui s’est produite au Chili en 2019 a été un moment d’explosion d’une accumulation de colère et de frustration après des décennies de gestion néolibérale, marquée par de grandes inégalités et des politiques de criminalisation des mouvements sociaux. La précarité de la vie et la pauvreté sont aussi quelques-uns des facteurs qui ont conduit à cette révolte. Le gouvernement de Piñera a aggravé la situation d’inégalité. La tentative d’augmenter le prix des transports publics a été le facteur déclencheur d’un malaise accumulé pendant des décennies.

Depuis le début de l’année 2000, différents mouvements sociaux mènent des luttes spécifiques, tels que le mouvement étudiant, le mouvement féministe, le mouvement No+ AFP [« nous ne voulons plus des AFP »][1], qui ont proposé des réponses aux problèmes sociaux structurels. Dans le même temps, bien que de manière plus « silencieuse », diverses organisations territoriales et locales ont été rassemblées pour permettre de renforcer le tissu social et de réaliser le scénario actuel de mobilisation sociale.

En mai 2017, le Chili a connu une « vague féministe », qui a révélé le grand travail du mouvement féministe au Chili. Grâce à la mobilisation des élèves du secondaires et des étudiants universitaires, qui occupaient des écoles et des centres éducatifs, le programme public était replet de tensions dues aux questions qui n’avaient pas encore été abordées, telles que la violence dans les établissements d’enseignement, la violence de genre dans les territoires et l’absence de progrès dans ces domaines. Dans le même temps, dans le sud du Chili, le Wallmapu[2] a continué à être militarisé, mettant à rude épreuve la résistance mapuche et la récupération des territoires originels.

L’articulation silencieuse dans les territoires et les mouvements sociaux a été rendue visible grâce aux réseaux sociaux et aux expériences de communication locales et communautaires, car ces thèmes n’entraient pas dans l’agenda de l’actualité. La mobilisation d’octobre 2019 s’est accompagnée d’un processus d’organisation en assemblées, collectifs, places et conseils populaires (nommés « cabildos »). Cela a permis aux territoires de discuter en profondeur des problèmes subis au Chili. Ainsi, ils ont déterminé que la Constitution conçue, rédigée et approuvée sous la dictature était le principal mécanisme de maintien des inégalités. La Magna Carta de Pinochet avait défini que l’État chilien était subsidiaire et non garant des droits.

Après tout ce processus, la pandémie a démontré que sans organisation sociale et populaire, il est très difficile de survivre dans ce système. Par conséquent, les organisations territoriales ont formé une vision de l’avenir que nous voulons pour les femmes et pour le pays. Grâce au soulèvement populaire, il existe actuellement une diversité de formes d’organisation (réseaux, collectifs, conseils populaires, cuisines communautaires) qui ont en commun une lecture critique de l’État. Le processus a été un retour à la reconstruction d’un tissu social qui pendant des années a été démantelé.

Un bilan populaire du vote

Le mécanisme de la convention tenue en mai comportait quatre éléments centraux : la parité entre les sexes, les sièges réservés aux peuples autochtones, la feuille blanche (c’est-à-dire que la rédaction de la Constitution ne doit se baser sur aucun article écrit auparavant) et le vote ⅔ (les accords doivent avoir les ⅔ des voix). Les résultats obtenus lors de l’élection montrent que la droite n’est même pas une force politique au sein de la convention, puisqu’elle a obtenu 37 sièges (24% des voix), soit moins que le tiers nécessaire pour faire face aux propositions de ses adversaires. La droite aura une capacité d’impact minimale, et il est probable que les forces progressistes ne seront même pas mises au défi de négocier des votes avec elle.

Parmi les secteurs progressistes, il y a des nuances et des trajectoires politiques différentes, mais tout le monde est d’accord pour nier le modèle de la droite. D’autre part, « ne pas être de droite » ne signifie pas que les propositions constitutionnelles vont de pair avec des questions telles que l’avortement libre, les changements dans les lois sur l’immigration ou sur la criminalisation des mouvements. Les secteurs de gauche devront se mettre d’accord sur certains points, en respectant et en intégrant les accumulations du féminisme, des diversités, des peuples autochtones et migrants.

Le moment est décisif car, lorsque l’appel pour la composition de la convention aura lieu, dans un mois environ, les mécanismes de son fonctionnement seront mis en place. Ces 76% élus par la gauche et par les forces progressistes peuvent prendre les rênes et le contrôle de la convention et établir leurs propres critères de mandat.

Au sein de la convention, il y a des membres des peuples autochtones, élus avec des sièges réservés, tels que la Machi[3] Francisca Linconao. Elle est l’une des personnes incriminées par l’État chilien et va maintenant rédiger la nouvelle Constitution. Et elle le fera avec d’autres femmes mapuches, engagées dans une lutte historique pour la récupération des terres, la plurinationalité[4] et l’autodétermination.

La plus grande surprise de ces élections a été la « Liste du peuple », qui a obtenu le grand résultat de 27 sièges avec très peu d’argent de campagne par rapport aux millions de pesos investis par la droite. La « Liste du peuple » rassemble plusieurs personnes indépendantes des territoires de tout le pays. Les groupes indépendants ont été mis en cause et critiqués par l’establishment politique, mais aujourd’hui la convention est composée de près de 70% d’indépendants, qui travaillent dans leurs communautés et connaissent la réalité du Chili. Ce sont des femmes mapuches, des autochtones, des environnementalistes, des malades chroniques, des féministes, des travailleuses et des travailleurs.

Selon les données du Service électoral du Chili, seulement 41% des électeurs ont participé à ces élections. Parmi les facteurs qui expliquent le faible taux de participation figurent la faible divulgation du processus, les changements de dernière minute dans les bureaux de vote et le manque de confiance dans les changements apportés par les mécanismes institutionnels. Le travail social et politique en dehors des marges légalistes est aussi valable et nécessaire que celui effectué pour modifier la Constitution.

Là où nous voulons en venir

Avec ces élections, le processus historique de changement au Chili avance. Les organisations seront actives, à partir de la base, des associations de quartier, des assemblées et des territoires populaires, pour observer et surveiller le processus politique institutionnel, qui viendra renforcer le travail populaire. Il est complexe de suivre et de renforcer les propositions des membres de la convention et d’assurer un large accès à l’information.

Il n’est pas nécessaire d’être un avocat constitutionnaliste pour savoir de quels changements le Chili a besoin ; le peuple le sait. On s’attend à ce que cette nouvelle Constitution améliore sensiblement la qualité de vie du peuple, lorsque le Chili garantira à nouveau des droits fondamentaux tels que l’eau, l’éducation publique, la santé, le logement, des territoires exempts de zones de sacrifice et de violence. À partir du féminisme, il y a des revendications pour des changements profonds pour assurer une vie sans violence, un système de soins communautaires, l’accès à la santé sexuelle et reproductive. Ce faisant, la nouvelle Constitution doit parvenir à la plurinationalité et récupérer les richesses naturelles et les biens publics de base supprimés par ce Chili du néolibéralisme et de l’extractivisme.

Le moment que vit le Chili est dû à la lutte constante des gens dans les rues et des communautés pour des changements réels et structurels qui mettent fin à la précarité de la vie. Nous ne devons pas oublier qu’il y a des gens tués, violentés, mutilés et emprisonnés. Il y a des prisonniers politiques de la révolte qui n’ont même pas eu de procès équitable. Leur liberté fait partie du rôle de la transformation démocratique.

La création d’une nouvelle Constitution peut être l’occasion de formuler un système politique et économique plus participatif et plus démocratique. Au Chili, tout reste à faire, et faire face à cela est une tâche pour les personnes qui font vivre les territoires et qui y vivent.


Danixa Navarro et Rocío Alorda font partie de la Marche Mondiale des Femmes au Chili. Danixa est enseignante, formée en Théories du genre et de la culture. Rocío Alorda est journaliste, formée en Communication politique.


[1] No+ AFP [« nous ne voulons plus des AFP »] est un mouvement social chilien qui a pour objectif central de mettre fin au système de retraite actuel privé [AFP = Administratrices de Fonds de Pension].

[2] En Mapudungun, Wallmapu signifie « territoire alentour ». C’est la dénomination mapuche pour le vaste territoire dans lequel se trouve le Chili.

[3] « Machi » est le nom donné par les communautés mapuches à une autorité religieuse, à un/e guérisseur/se ou à un/e conseiller/ère, et qui sont également des leaders de la défense de leur peuple, de leur culture et de leurs territoires.

[4] La « plurinationalité » est la caractéristique d’un espace (ici d’un État) au sein duquel cohabitent, avec respect, reconnaissance et interculturalité, différents peuples, nations et ethnies. Intégrer la notion de plurinationalité dans le nouvelle Constitution est une revendication dont l’objectif est de donner une visibilité aux divers peuples qui vivent sur le territoire, en opposition à une identité nationale unique et restreinte.

Edited by Helena Zelic
Translated from Portuguese by Aline Scátola
Original language: Spanish

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