Nous voulons construire l’action et la sororité/camaraderie parmi les femmes du monde entier, et il est très important que nos agendas féministes aient connaissance de la situation réelle à définir. La crise du refuge en Europe a attiré l’attention du monde entier. Actuellement, 1 % de la population mondiale – ce qui correspond à environ 80 millions de personnes – a été contrainte de quitter ses terres. Mais alors que l’Europe apparaît comme le centre de cette crise, il est très important de se rappeler qu’en fait 85 % des pays qui accueillent des personnes réfugiées ne se trouvent pas dans le Nord mondial.
Nous vivons dans un monde où nous sommes confrontés à des problèmes « modernes » pour lesquels il n’y a pas de solution moderne. Par conséquent, il n’a jamais été aussi urgent d’introduire la théorie féministe dans les relations internationales pour conduire les agendas de migration et de refuge de la planète. Contrairement à l’approche réaliste actuelle, axée sur le maintien du pouvoir de l’État, la théorie féministe peut réduire la discrimination et la souffrance humaine, en se concentrant sur les politiques intérieures et l’expérience des gens. Cependant, nous sommes conscients qu’il n’est possible d’adopter un agenda féministe pour aborder les problèmes actuels de refuge et de migration qu’à partir de connaissances concrètes et d’une analyse complète de la situation actuelle sur le terrain. Dans l’espoir d’établir des agendas féministes visant les groupes forcés de migrer au Liban, nous écrivons ici comme une ressource pour identifier et interpréter le contexte des personnes en situation de migration et de refuge aujourd’hui dans le pays.
Selon l’Agence des Nations Unies pour les Réfugiés (HCR), le Liban a toujours l’indice de réfugiés par habitant le plus élevé au monde. Actuellement, le pays abrite 1,5 million de réfugiés syriens, un demi-million de réfugiés palestiniens enregistrés auprès de l’Office de secours et de travaux des Nations Unies pour les réfugiés de Palestine dans le Proche-Orient (UNRWA), ainsi que plus de 15 mille personnes réfugiées de pays tels que le Soudan, l’Irak et l’Éthiopie. La migration pour le travail est un autre type de déplacement qui finit par être moins abordé dans le débat sur les luttes de ces groupes au Liban. Nous, des mouvements féministes du pays, comprenons qu’il est crucial d’inclure les luttes de toutes les populations forcées de migrer dans notre bataille pour la justice humaine.
Femmes syriennes réfugiées
Parmi les personnes réfugiées au Liban, ce sont les femmes Syriennes qui souffrent le plus. Lorsque le flux de migration forcée a commencé, en 2011, le pays a initialement adopté une politique d’ouverture des frontières, mais a décidé de les fermer en 2014 face au nombre de Syriens fuyant la guerre, allant jusqu’à interrompre le renouvellement des titres de séjour de ceux et celles qui étaient déjà entrés dans le pays par des moyens légaux. Mais alors que la violence en Syrie continuait d’augmenter, les gens n’avaient pas le choix et ont commencé à traverser la frontière illégalement. En conséquence, de nombreuses personnes Syriennes qui sont entrées ou ont décidé de rester au Liban sont à présent dans illégalité. Selon les rapports 2019 de l’Observatoire Mondial des Droits de l’Homme, 74 % de la population syrienne au Liban se trouve dans une situation illégale dans le pays.
Il est important de souligner ici que c’est un acte du pouvoir de l’État qui a mis les gens dans l’illégalité. Refuser l’entrée à des êtres humains fuyant une zone de guerre a conduit à l’émergence de voies d’entrée clandestines. L’illégalité a un impact immense sur la vie des personnes en situation de refuge, qui sont extrêmement vulnérables aux violations des droits humains. Les femmes syriennes en particulier n’ont jamais été autant victimes de viol : même si elles sont plus susceptibles de subir des crimes, du harcèlement et des abus sexuels, elles ne peuvent pas demander une protection juridique ou signaler de telles violations en raison du risque d’être expulsées. En outre, la connaissance de cette lacune a entraîné une expansion des pratiques institutionnelles et non institutionnelles de violence à l’égard de ces femmes.
Sachant que les femmes Syriennes ne peuvent pas se tourner vers les autorités, divers groupes ont commencé à les soumettre au racisme et à la traite. L’État a maintenu la décision délibérée de traiter le peuple Syrien comme illégal, le mettant en danger comme un outil pour faire pression sur lui pour qu’il quitte le pays. Tout au long de l’histoire, nous avons vu des femmes utilisées à plusieurs reprises comme armes de guerre et avons douloureusement observé la façon dont la violence à l’égard des femmes est utilisée pour menacer les communautés et terroriser les populations. Dans le contexte libanais, l’État met systématiquement et consciemment les femmes en danger, en les utilisant comme une arme pour empêcher les réfugiés de s’installer.
Femmes réfugiées Palestiniennes
Une autre crise de refuge dans le même pays, mais avec une histoire beaucoup plus ancienne sur le sol libanais, est la crise palestinienne, connue comme la plus longue crise en ce sens et la plus grande communauté apatride du monde. On dit que les réfugiés palestiniens sont dans les limbes. Être dans les limbes signifie que, bien que ces personnes soient présentes au Liban depuis 1948, elles n’ont pas la possibilité légale de s’installer définitivement ici et que le droit de rentrer chez elles n’est pas encore à l’horizon.
Les femmes palestiniennes réfugiées se trouvent légalement dans le pays, mais rencontrent de sérieux problèmes pour faire reconnaître leurs besoins en tant que femmes, car les agences humanitaires ne tiennent pas compte des questions de genre lorsqu’elles offrent assistance et protection. Autrement dit, l’absence d’une approche intersectionnelle large conduit à l’idée que « réfugié » est égal à « homme ». Par exemple, lorsque les acteurs humanitaires décident de fournir des kits d’hygiène personnelle ou de santé en période d’urgence, ils ne prennent pas en compte les articles de base destinés aux femmes, tels que les serviettes hygiéniques, faisant des « hommes » la principale catégorie de réfugiés dont les besoins doivent être satisfaits.
Le problème de l’intersectionnalité est profondément ancré dans la longue histoire des camps de réfugiés palestiniens du Liban. Le système de soins médicaux humanitaires établi ne considère pas que les femmes réfugiées sont à la fois des femmes et des réfugiées. En d’autres termes, un système humanitaire doit répondre aux besoins spécifiques auxquels sont confrontées de nombreuses femmes réfugiées, qui ont été contraintes d’émigrer ou doivent faire face à des conditions de vie sévères qui peuvent ne pas être courantes parmi les résidentes et les citoyennes. Par exemple, des recherches dans le domaine de la santé indiquent que les femmes qui ont vécu des situations traumatiques ou graves sont plus susceptibles d’avoir des complications pendant la grossesse et l’accouchement. Par conséquent, le système de santé doit considérer que les femmes réfugiées ont besoin de soins de santé spécifiques.
Un autre problème majeur lié à la santé des femmes réfugiées palestiniennes – qui ne se limite pas à elles et affecte également toutes les femmes réfugiées dans le pays – est le pouvoir paternaliste sur leurs corps et leurs décisions en matière de reproduction. Elles sont stigmatisées pour avoir choisi la maternité. Ces femmes sont fortement incitées à prendre des contraceptifs pour réduire le taux de natalité et font l’objet de critiques publiques lorsqu’elles choisissent de mettre des enfants au monde. Parce qu’elles sont considérées comme des réfugiées, elles sont traitées comme si elles n’étaient pas qualifiées pour peupler le pays, et les décisions qui peuvent changer toute leur vie doivent être approuvées par l’État qui les accueille. Dans une telle situation, où les femmes n’ont pas d’autonomie sur leurs propres corps, nous devons nous rappeler que le droit humain de fonder une famille est aussi naturel et essentiel que le droit à l’alimentation et au logement. Ce qui n’est pas naturel, ce sont les déplacements forcés et les guerres, qui, eux, doivent être critiqués et combattus.
Travailleuses migrantes au Liban
Les personnes qui ont émigré pour travailler au Liban peuvent être considérées comme moins vulnérables parce qu’elles n’ont pas fui la guerre. Mais en fait, elles éprouvent souvent ce qui est classé comme une forme d’esclavage moderne. Environ 250 mille travailleuses qui ont émigré de pays tels que l’Éthiopie, les Philippines, le Bangladesh et le Sri Lanka pour travailler dans le travail domestique au Liban doivent passer par la kafala. Le système kafala exige que chaque travailleuse soit parrainée par un citoyen Libanais. L’employeur devient responsable du visa d’entrée et du statuts légal de la personne dans le pays. Dans ce système esclavagiste patriarcal, les travailleuses ne sont pas couvertes par la législation libanaise du travail, qui réglemente des aspects tels que le salaire minimum, la durée maximale du travail, les vacances et les heures supplémentaires. Au lieu de cela, elles sont parrainées, contrôlées et mises à l’entière disposition de leurs employeurs.
En réalité, le système kafala concentre tout le pouvoir entre les mains des employeurs, ce qui leur donne un contrôle total sur la vie personnelle de ceux et celles qui travaillent pour eux. De cette façon, les travailleuses sont souvent victimes d’abus sans possibilité de signaler ces violations, parce qu’elles ne sont pas protégées par le droit du travail libanais et parce que si elles le signalent, elles risquent d’être expulsées. Souvent, les femmes migrantes qui travaillent dans des foyers libanais subissent des agressions physiques, des viols et la faim entre quatre murs, sans endroit où aller et sans mécanisme juridique vers lequel se tourner. Elles ont également la possibilité de déplacement limitée par la violence verbale et physique. En outre, il est courant que les travailleuses domestiques migrantes soient négociées entre employeurs, qui utilisent même le terme « vente » pour désigner une « aide domestique qui n’est plus nécessaire ». Une fois de plus, l’État est l’agent qui, conscient de la situation, laisse place à de graves violations des droits humains.
Féministes, compagnes, intersectionnelles
Les mouvements féministes Libanais ne sont pas silencieux face à l’oppression commise contre leurs compagnes. Ils sont toujours en mouvement et solidaires, de manière constante et croissante. Dans le passé, des mouvements populaires, avec le soutien d’une pression exercée par le lobbying légal, ont obtenu des changements dans la législation pour protéger les femmes. Ces dernières années, en particulier avec la Révolution du 17 octobre[1], des groupes féministes et des mouvements populaires ont manifesté dans les rues et les bureaux pour les droits des compagnes forcées de quitter leurs terres. Un exemple de cette avancée a été la pression réussie sur le Parlement libanais pour qu’il rédige un projet de loi alternatif au système kafala. Sans la certitude que le projet de loi sera approuvé, les féministes libanaises restent fermes dans la lutte contre la kafala et toute législation patriarcale qui opprime les femmes de toute nationalité ou origine.
Pour conclure, en tant que mouvement féministe, en tant que compagnes, nous continuerons à nous battre pour la reconnaissance des femmes et de leurs besoins dans toutes les crises humanitaires. Nous exigeons l’adoption d’approches intersectionnelles qui ne laissent personne de côté. Nous exigeons que le patriarcat soit retiré de nos déplacements, nos vies et nos corps. Nous sommes convaincues que nous nous protégerons en tant que compagnes. Mais nous exigeons que les États cessent de nous mettre systématiquement en danger. Nous exigeons justice, traitement humain et protection pour tous, femmes et hommes, qui cherchent du refuge contre toute forme d’injustice dans le monde.
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Yafa El Masri, de la Marche Mondiale des Femmes, est doctorante en géographie humaine et refuge Palestinien au Liban.
[1] Le 17 octobre 2019, des manifestations contre les nouvelles taxes proposées ont eu lieu à Beyrouth, au Liban.