Philippines : résister au changement climatique en construisant des alternatives

22/05/2023 |

Par Jean Enriquez

Découvrez les expériences et les propositions de la lutte féministe et communautaire contre le changement climatique

Les Philippines sont considérées un sonneur d’alerte. Dans la région Asie-Océanie, nous subirons en premier ce que le reste du monde subira plus tard. En 2013, le typhon Haiyan a fait plus de 6 300 victimes. Avant cela, c’est le typhon Ketsana qui avait provoqué des inondations et tué des centaines de personnes dans la région métropolitaine de Manille. Après Haiyan, ce fut Meranti en 2016, Goni en 2020, Surigae et Rai en 2021. Nous avons connu les typhons les plus violents depuis des décennies et, bien que les mesures d’atténuation des risques soient devenues à la mode parmi les interventions et qu’elles progressent, réduisant le nombre de vies perdues, les politiques nationales et internationales visant à s’attaquer aux causes profondes de la crise climatique font toujours défaut.

La population continue de perdre ses maisons, ses récoltes et ses moyens de subsistance. Les femmes sont victimisées et, par conséquent, restent plus vulnérables à la traite des êtres humains et à la prostitution. La Coalition contre la traite des femmes – Asie pacifique (Coalition Against Trafficking in Women – Asia Pacific (CTAW-AP), coordonnée par la Marche Mondiale des Femmes aux Philippines, joue un rôle de premier plan en matière de prévention, d’intervention et de rétablissement.

L’élévation du niveau de la mer provoque l’acidification des récifs coralliens et entraîne une réduction du volume de la pêche de l’ordre de 50 %. Aux Philippines, le niveau de la mer augmente deux fois plus vite que la moyenne mondiale. Ce qui entraîne l’expulsion et le déplacements des habitants des zones côtières… Comme nous le savons, si l’augmentation des températures mondiales dépasse la barre des 2 degrés, la production agricole chutera et les pandémies seront probablement plus fréquentes.

La cause principale du problème est le modèle industriel qui consiste à augmenter l’extraction et la productivité pour le profit de quelques-uns.

Nous devons remplacer le capitalisme – qui signifie l’appropriation patriarcale de la nature, de la vie des personnes et des femmes, et son modèle de croissance infinie pour réaliser des profits illimités – par un nouveau système participatif, qui s’attaque aux inégalités et recherche l’harmonie entre les êtres humains et la nature.

Nous avons besoin d’un système qui relie les droits humains et la justice climatique et qui garantisse la protection des communautés les plus vulnérables, telles que les pêcheurs, les agriculteurs, les travailleurs et les pauvres des zones urbaines, et qui reconnaisse les droits des peuples autochtones.

La planète et ses ressources naturelles ne peuvent pas répondre aux besoins de consommation et de production de ces sociétés industrialisées mondialisées. Nous exigeons un nouveau système qui réponde aux besoins de la majorité, pas seulement de quelques-uns. Pour aller dans cette direction, nous avons besoin d’une redistribution des richesses qui sont aujourd’hui contrôlées par les 1 % les plus riches. Cela nécessite une nouvelle définition du bien-être et de la prospérité pour toutes les formes de vie sur la planète, dans les limites et en reconnaissance des droits de la Terre et de la nature.

Actuellement, la situation aux Philippines est aggravée par l’agressivité de la Chine en matière de développement, comme dans le cas du projet imminent de barrage de Kaliwa dans les montagnes de la Sierra Madre, qui entraînera le déplacement de 1 400 familles autochtones et l’inondation de zones protégées. La chaîne de montagnes était notre principale défense contre les super typhons comme Noru en 2022. La Chine a construit des bases militaires dans les îles Spratleys et a financé la construction d’un pont à Mindanao, qui menace nos récifs coralliens.

Pendant ce temps, les États-Unis ont accès à 22 ports aux Philippines et ont détruit les récifs coralliens d’un sanctuaire écologique à Palawan. L’Accord de coopération renforcée en matière de Défense (Enhanced Defense Cooperation Agreement – EDCA), signé en 2014 sous l’administration de Barack Obama, permet aux États-Unis d’accéder aux bases militaires philippines pour mener des entraînements conjoints, préparer le déploiement d’équipements et construire des installations telles que des passerelles, des dépôts de carburant et des logements militaires, mais sans présence permanente.

De manière générale, il est essentiel de demander des comptes aux États et aux entreprises transnationales. Plaider en faveur d’engagements contraignants, et non de promesses volontaires, signés dans le cadre de l’accord de Paris de 2015 afin de contrôler la hausse de la température de la planète et la maintenir en dessous de 1,5 ºC au cours de ce siècle, réduisant chaque année les émissions de gaz à effet de serre. Plus de 80 % des réserves de combustibles fossiles sont enfouies sous le sol et au fond des océans. S’éloigner de l’extraction des ressources en interdisant toute nouvelle exploration et exploitation de pétrole, de sable bitumineux, de schiste bitumineux, de charbon, d’uranium et de gaz naturel, y compris les infrastructures pipelinières telles que Keystone XL. Accélérer le développement et la transition juste vers des alternatives d’énergies renouvelables, telles que l’énergie éolienne, solaire, géothermique et marémotrice, en renforçant le contrôle et la propriété communautaires et publics.

Par conséquent, aux Philippines, nous avons résisté à la privatisation des coopératives électriques. Sous la direction de la Centrale des travailleurs unis et progressistes (Sentro ng mga Nagkakaisa à Progressibong MangagawaSentro), centrale syndicale qui rassemble 100 organisations aux Philippines, nous agissons également pour récupérer le secteur de l’énergie qui est aux mains du secteur privé, car les 20 dernières années ont prouvé l’échec du pouvoir de privatisation de la législation. La section féminine de Sentro fait partie de la Marche Mondiale des Femmes aux Philippines.

Quelques propositions synthétisées par Focus on the Global South en 2014, sont cruciales pour faire face au changement climatique à partir du paradigme de transition équitable. Par exemple : promouvoir la production et la consommation locales de biens durables pour répondre aux besoins fondamentaux de la population et éviter le transport de marchandises pouvant être produites localement ; encourager la transition d’une agriculture industrialisée orientée vers l’exportation pour le supermarché mondial vers une production communautaire qui répond aux besoins alimentaires locaux basés sur la souveraineté alimentaire ; adopter et mettre en œuvre des stratégies zéro déchet pour le recyclage et l’élimination des déchets ; rénover les bâtiments pour conserver l’énergie à des fins de chauffage et de refroidissement.

Il est également essentiel d’améliorer et de développer les transports publics afin d’assurer une circulation efficace des personnes et des marchandises par train dans les centres urbains et entre les villes dans les zones urbaines. En ce sens, aux Philippines, Sentro se bat également pour une transition énergétique équitable dans le secteur des transports publics, en associant la lutte des conducteurs de jeepney pour de meilleures conditions de travail à la nécessité d’une aide gouvernementale pour la transition vers des moteurs de véhicules plus propres.

Les jeepneys traditionnels sont le moyen de transport le moins chers aux Philippines. Mais parce qu’ils utilisent des moteurs diesel, ils sont l’une des principales causes de mauvaise qualité de l’air dans les centres urbains. En 2017, le gouvernement a adopté des lois visant à supprimer progressivement les jeepneys fonctionnant au diesel et à rendre obligatoire l’utilisation de véhicules électriques. Cependant, le programme de modernisation ne prévoyait pas de mécanismes d’aides permettant aux conducteurs de remplacer leurs véhicules. Ce manque de soutien a entraîné des grèves et des protestations nationales parmi les travailleurs du secteur.

Pas de modernisation sans transition équitable.

« Pas de modernisation sans transition équitable » est devenu le principal slogan de campagne de la Confédération nationale des syndicats de travailleurs des transports (National Confederation of Transport Workers’ Unions – NCTU), affiliée à Sentro. Après une grève nationale des transports qui a paralysé les grandes villes en 2017, les autorités ont accordé une période de transition de trois ans aux conducteurs de jeepney pour qu’ils adoptent des véhicules électriques ou à énergie plus propre.

Les conducteurs de jeepney ont pris conscience de la force de l’union et nombre d’entre eux, qui faisaient auparavant partie de l’économie informelle, se sont organisés en coopératives de transport. Par leur intermédiaire, ses membres ont commencé à acquérir des jeepneys modernisés, certains électriques, grâce à des subventions gouvernementales partielles. Toutefois, il manque encore un ensemble complet de mesures d’aide financière ciblant les conducteurs vulnérables et informels.

Il est nécessaire de développer de nouveaux secteurs de l’économie pour créer des emplois qui rétablissent l’équilibre et la stabilité de la nature et du climat sur la planète, tels que les emplois climatiques pour réduire les émissions de gaz à effet de serre et les postes liés à la restauration de la planète.

Il est également urgent de démanteler l’industrie de guerre et les infrastructures militaires pour réduire les émissions de gaz à effet de serre générées par les conflits armés, et de réaffecter les budgets de guerre à une véritable promotion de la paix.

En reliant leurs luttes pour de nouveaux logements publics dans des endroits plus sûrs et moins touchés par la crise climatique, les syndicats communautaires de Sentro ont transformé cette bataille en un combat pour de nouveaux logements écologiques, dotés de panneaux solaires. Les communautés de familles vivant dans des zones d’habitats informels qui sont relogées dans de nouveaux logements sociaux exigent que leurs nouvelles maisons soient équipées de panneaux solaires, ce qui permettrait de réduire le coût de l’électricité et d’accroître l’indépendance énergétique. Cependant, en raison des coûts élevés liés à l’installation de telles structures, les autorités locales hésitent à soutenir les revendications des syndicats, ce qui limite considérablement le succès de la campagne. Obtenir le financement et le soutien des autorités locales pour rénover les logements publics avec de l’énergie solaire est un défi majeur.

La CATW-AP a également renforcé les capacités communautaires dans les zones côtières et les plus vulnérables aux catastrophes, en matière de prévention ciblant les survivants et en réponse à la traite des femmes et à la prostitution, avec la création de groupes de surveillance communautaire des femmes touchées par les catastrophes, fondées sur les droits et tenant compte de la dimension de genre. Parmi les formations, un cours d’autodéfense pour les femmes est proposé.

Groupes d’autodéfense contre la Violence de Genre (Gender Based Violence Watchgroups  – GBV) créé par la CATW-AP à Leyte après le typhon Haiyan. Photo: Veejay Villafranca, 2014.

Par conséquent, une diminution quantifiable des cas de violence à l’égard des femmes dans les centres d’évacuation a été observée. En devenant propriétaires de leurs corps et de leurs espaces en tant que non-marchandises, tout comme la nature, elles sont également apparues en tant qu’autorités communautaires locales, exigeant des droits de la part de l’État et la responsabilité de ceux qui commettent des violences. En mobilisant des ressources pour leur protection, les femmes ont également quitté des situations de violence et ont commencé à reconstruire leur vie pour parvenir à l’autosuffisance.

Aux côtés de femmes ayant survécu à la violence, nous créons des jardins communautaires, des banques alimentaires et des préparations de repas communautaires afin de contribuer à des alternatives à la production industrielle.

Dans le même temps, nous devons également être conscientes que toutes les actions ne sont pas appropriées et que certaines initiatives peuvent aggraver la situation. Le défi le plus urgent est peut-être le fait que les grandes entreprises transnationales continuent de s’emparer de l’agenda climatique pour créer de nouvelles activités afin de tirer profit des crises.

Nous pouvons compter sur des mouvements populaires tels que la Marche Mondiale des Femmes, pour jeter les bases d’actions et de jalons radicaux dans la lutte contre la crise climatique.

Texte présenté par Jean Enriquez au Forum sur le changement climatique et forces armées organisé par la Marche Mondiale des femmes à Bali le 11 mai 2023.

Jean Enriquez est coordinatrice de la CATW-AP et de la Marche Mondiale des Femmes aux Philippines.

Traduit du portugais par Claire Laribe

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