Nous partageons ci-dessous un texte produit par le Mouvement mondial pour les forêts tropicales (World Rainforest Mouvement – WRM) sur les luttes des femmes contre les plantations de monoculture de palmiers à huile au Chiapas, au Mexique. Ce texte a été initialement publié dans le bulletin 264 du WRM en janvier 2023. Au Mexique, au Brésil, en Sierra Leone, au Cameroun, en Côte d’Ivoire et dans plusieurs autres pays du Sud global, la résistance aux plantations de palmiers à huile en monoculture est une résistance à la déforestation, à l’agrobusiness, à la militarisation, à l’exploitation du travail et de la nature, à la violence dans les campagnes. Dans ce texte, WRM expose le contexte mexicain de cette lutte et interviewe la militante Guadalupe Núñez Salazar, coordinatrice du Réseau des femmes de la côte en rébellion, sur l’organisation des femmes en défense de leurs territoires au fil des années.
Les plantations de palmier à huile sont devenues un des principaux moteurs de la déforestation dans le sud-est du Mexique. Ces monocultures s’imposent en tant que forme de contrôle territorial, en effaçant et en profitant de formes d’organisation sociale existants et en générant la violence, principalement contre les femmes et les territoires qu’elles défendent. Les informations contenues dans l’introduction sont basées sur le travail de recherche de l’organisation mexicaine Agua y Vida, laquelle a publié en 2022 : La Palma Aceitera desde la Palabra de las Mujeres. Diagnóstico de la palma aceitera y sus efectos en los territorios de Chiapas.
Selon les données de 2019, l’État du Chiapas, au sud du Mexique, concentre plus de 43 pour cent des plantations de palmier à huile du pays. Rien que dans la région côtière, au sud du Chiapas, on retrouve 27 500 hectares plantés. Ces plantations forment avec le nord du Chiapas un « corridor » de plantations de palmiers qui inclut des territoires au Guatemala et au Honduras. Ce corridor a été consolidé avec le « Projet d’intégration et de développement de Mésoamérique, » que promeut le « Programme méso-américain de biocombustibles, » lequel vise à réaménager le territoire au profit des intérêts d’affaires et des élites locales. La région de Costa, à son tour, est devenue une grande zone d’extraction, avec des projets miniers, hydroélectriques, de méga-infrastructures, de gazoducs et de plantations de monocultures, en plus de constituer une zone de contrôle militaire accru en raison des flux migratoires vers les pays du nord. Ce n’est pas un hasard si les plus grandes plantations de palmier se trouvent dans cette région, car c’est la plus riche en eau de tout le Mexique.
Le Chiapas compte onze usines de transformation d’huile de palme crue, qui est par la suite raffinée en huile végétale dans des raffineries situées dans les États de Veracruz et Jalisco. Chacune de ces usines encourage l’expansion des plantations de palmiers. À leur tour, les plantations de palmier à huile sont liées à un autre mégaprojet de soutien extractif dans la région de Palenque, au nord de Chiapas : « Le train maya, » la pièce phare du soi-disant « Projet de réaménagement territorial du sud-sud-est, » également liée au « Projet d’intégration et de développement de Mésoamérique. » Ce chemin de fer servira de route d’extraction de matières premières de base, notamment l’huile de palme.
Face à cette situation, les femmes s’organisent avec force dans la région et dénoncent les mesures de coercition et la tromperie de l’État et des entreprises pour que les paysans acceptent la monoculture sur leurs terres. Elles indiquent que ces plantations ont plusieurs effets, notamment la réduction des espaces consacrés aux jardins et aux basses et leur contamination de produits agrotoxiques, et l’érosion des sols qui complique la production et le manque d’eau et de fourrage pour les animaux. Pour se nourrir, les familles dépendent de plus en plus de l’achat de produits industrialisés et transformés, et même de produits de base comme le maïs et le haricot. Cela a signifié pour les femmes un abandon des pratiques ancestrales de prise en charge et de préservation des territoires, la perte de leurs connaissances, de leur histoire, de leur culture et de leurs façons de s’organiser, de travailler, de célébrer et de s’alimenter.
La majorité des femmes s’opposent à la location des terres pour la monoculture, mais comme elles n’en sont pas les propriétaires, leurs intérêts ne sont pas pris en compte. Ainsi, la lutte des femmes pour la terre comprend également leur lutte pour participer aux processus décisionnels de leurs communautés, à la sélection des cultures, quand et où les planter ; et pour que leurs voix soient entendues en pleine égalité.
De son côté, le gouvernement se base sur son discours de protection et de contrôle du crime organisé pour militariser ces territoires en faisant intervenir la Garde nationale. Par conséquent, les persécutions, le harcèlement, le contrôle et la violence physique, sexuelle et émotionnelle contre les femmes, ainsi que les féminicides ont augmenté dans une complète impunité. De plus, ces violences s’exacerbent avec le contrôle que prétendent exercer les groupes criminels organisés dans la région.
Mais les femmes n’abandonnent pas leur lutte. Réunies en réseau et collectifs, elles s’organisent, s’informent et se forment pour renforcer leur voix et leur lutte collective.
Le WRM a conversé avec Guadalupe Núñez Salazar, coordinatrice de La Red de Mujeres de La Costa en Rebeldía (Réseau de femmes de la côte en rébellion), un regroupement d’environ 80 femmes provenant de diverses communautés des municipalités côtières du Chiapas pour défendre leurs terres et leurs territoires.
WRM : Pouvez-vous nous raconter la vie sur ces terres avant la venue du palmier à huile dans la région ?
Avant l’arrivée des plantations de palmier à huile, les arbres fruitiers abondaient dans ce territoire, il y avait des rivières puissantes et une grande variété de plantes et d’animaux. Je me souviens très bien de ce territoire avant l’arrivée du palmier. Les femmes cultivaient une variété de plantes et pouvaient consommer et produire divers aliments. Nous pouvions nous baigner en toute tranquillité dans les rivières et beaucoup de gens pratiquaient la pêche saisonnière. L’eau était pure et il n’y avait aucun besoin de la faire bouillir ni d’y ajouter quoi que ce soit pour la boire, comme nous devons le faire maintenant. Nous sentions que nous étions proches et en contact avec la terre et son abondance. Il y avait beaucoup à manger, y compris du petit gibier. De nombreux oiseaux saisonniers venaient alors. Les terres étaient très humides, elles l’ont toujours été, mais nous savions comment les gérer pour en tirer avantage.
WRM : Quand et comment les plantations se sont-elles établies dans vos territoires ?
Le palmier à huile est arrivé dans les années 1990 avec l’aide des gouvernements. En 1998, d’importantes inondations ont causé de grandes pertes pour les familles paysannes dans une grande partie de la région. Il faut se rappeler que l’ouragan Mitch a frappé cette année-là et que plusieurs provinces ont été ensevelies ; une grande partie des cultures, des animaux et des arbres dont les gens dépendaient pour survivre ont été emportés. C’est alors que le gouverneur de l’époque a insisté pour que l’on cultive le palmier à huile pour aider à drainer les terres et éviter les inondations.
En 2007, le gouvernement a intensifié sa propagande pour convaincre les gens de planter le palmier sur leurs terres. Des représentants du gouvernement ont approché les membres des ejidos qui détenaient des terres, lesquels étaient presque tous des hommes, pour promouvoir cette monoculture en tant qu’activité génératrice de revenus. Ils ajoutaient que le palmier à huile aiderait à éviter les inondations comme celles de 1998. L’offre de crédits pendant jusqu’à cinq ans pour l’établissement des plantations a aussi contribué au boom du palmier à huile dans la région.
Il faut se rappeler qu’étant donné le type de propriété foncière du Mexique, ni le gouvernement ni l’entreprise privée ne peut acheter de grandes étendues de terres. La propriété des terres est communale. Les terres appartiennent à l’ejido, mais chaque ejidatario, membre de l’ejido, détient une parcelle individuelle dont les décisions concernant son utilisation sont individuelles. Ainsi, les promoteurs ont accaparé la terre en promettant que les entreprises achèteraient les fruits du palmier à huile. Cela est également lié à l’utilisation et au contrôle de l’eau, car les plantations (et en fin de compte les entreprises) finissent par utiliser l’eau des terres paysannes. Par conséquent, au lieu d’acheter la terre et l’eau, les entreprises les louent, pour ainsi dire. Et c’est là où commence le changement radical dans la végétation et la diversité des territoires de cette zone.
Les intérêts des entreprises ont coïncidé avec ceux du gouvernement et les deux ont collaboré pour promouvoir le palmier à huile. Au début, ils donnaient les plantes à ceux qui signaient les contrats, mais par la suite, les plantes coûtaient 30 ou 50 pesos et les entreprises elles-mêmes les vendaient. Ils promettaient une meilleure vie aux paysans dont les revenus allaient augmenter… les paysans sortiraient de la pauvreté.
Mais c’est faux, non ? On a toujours considéré que les gens des communautés sont pauvres, mais nous avons toujours dit que la pauvreté, ce n’est pas simplement de ne pas avoir de l’argent dans les poches. La richesse, c’est ce que nous avons dans les communautés. C’est la parcelle de terre, l’eau, la végétation. Tout cela est une grande richesse ! Parfois nous ne nous rendons pas compte et nous vendons au rabais cette richesse au gouvernement et aux entreprises… Ils nous l’enlèvent ! Les membres des communautés sont utilisés et leurrés avec cette promesse de beaucoup d’argent. Aujourd’hui, on observe une quantité excessive de palmiers à huile dans les territoires et plus il y en a, plus le prix de son fruit diminue.
Les contrats dans cette région sont avant tout avec deux entreprises de transformation : PalmoSur (Palmeras Oleaginosas del Sur S.A.) et Uumbal. De plus, il y a une coopérative de collecte des fruits que le gouvernement a aidé à mettre sur pied, qui appartient aux petits producteurs de palmiers à huile. La coopérative a dû acheter les balances pour peser les fruits avant de pouvoir les transporter aux usines de transformation.
WRM : Comment le réseau des femmes a-t-il été créé et quel a été son processus de lutte ?
Le Réseau des femmes côtières en rébellion naît d’une organisation appelée Conseil autonome régional de la Côte qui lutte principalement pour l’accès à l’électricité, mais son activité concerne toujours ce qui se passe dans les territoires en raison de la quantité de dommages environnementaux dans les communautés.
Depuis 2016, nous nous organisons en tant que femmes pour que nos sœurs qui étaient déjà membres de l’organisation, mais qui participaient peu puissent mieux connaître ce qui se passait dans les communautés. Un point important pour nous était de nous conscientiser sur les effets nocifs des plantations de palmiers sur les terres communautaires. Cela affectait non seulement ceux et celles qui avaient des plantations, mais aussi la communauté tout entière et en particulier les femmes. Cela nous a poussées à nous unir et à joindre nos sœurs qui avaient des palmiers dans leurs territoires et en subissaient les effets pour pouvoir en apprendre plus sur ce qui se passait.
Maintenant nous savons comment la terre est crevassée et l’eau jaune, les rivières sont moins puissantes et certains puits d’eau sentent l’oxyde. Nous voyons comment les aliments nutritifs et divers disparaissent ainsi que les plantes médicinales. Environ 5 ans après avoir semé le palmier, on observe que les aliments sont déjà contaminés de produits agrotoxiques. On voit par exemple comment l’épi de maïs qui auparavant était grand est aujourd’hui petit avec les grains très dispersés. La terre s’est érodée et endurcie, ce qui complique énormément la production d’aliments… de nombreuses plantes meurent ou ne produisent pas de fruits. La situation de l’eau est également préoccupante où l’on observe directement la contamination et l’épuisement… il n’y a plus suffisamment d’eau. Et lorsqu’il n’y a plus d’eau, c’est la femme qui souffre le plus. C’est elle qui doit se débrouiller comme elle peut pour en obtenir. Notre dialogue nous a aidées à poursuivre notre organisation et à faire pression pour la défense de nos terres et territoires.
Au début en 2016, nous étions 5 femmes et maintenant nous sommes environ 80 camarades de 16 communautés. De 10 à 15 femmes provenant de la même communauté surveillent la situation et exercent leur influence au travail.
L’expérience du Conseil autonome, qui compte des hommes et des femmes, nous a fait comprendre qu’il est important de créer un espace uniquement pour les femmes. Il fallait que nous trouvions un espace pour parler non seulement de la contamination et des effets sur la terre et l’eau, mais aussi de la violation de nos droits en tant que femmes. Le Réseau est devenu un espace nécessaire pour être ensemble, nous embrasser, nous sentir, réfléchir ensemble et avancer ensemble. Cette expérience nous a encouragées à renforcer ce réseau des femmes.
Un de nos principaux défis pour maintenir cet espace a été de nous faire entendre afin de nous renforcer. Car si nous ne parvenons pas à parler à l’extérieur de nos espaces, qui va nous entendre ? Ainsi, un tel espace est crucial pour nous renforcer et pouvoir parler avec conviction. Il faut comprendre que beaucoup de femmes subissent la violence dans leur foyer et ainsi, ensemble, nous apprenons à nous défendre et à connaître nos droits qui ont été violés. De plus, le fait de travailler dans des processus organisationnels de résistance comporte dans bien des cas un affrontement avec nos propres camarades hommes. Ensemble nous pouvons trouver des pistes pour continuer d’avancer, pour poursuivre la lutte. Le fait de pouvoir nous embrasser et pleurer ensemble nous aide à renforcer notre voix collective.
Les femmes réalisent les marches, les barrages, les repas et toutes ces activités s’ajoutent à notre charge de travail… Même si nos camarades hommes participent également aux marches (rires). Maintenant, nous essayons de conscientiser les personnes qui ont des palmiers à huile sur leurs terres pour qu’ils envisagent d’en couper quelques-unes chaque année pour revenir à nos propres cultures.
WRM : Comment vivez-vous la violence dans les territoires et comment vous défendez-vous contre elle ?
Depuis son arrivée, la Garde nationale a fait sentir sa présence dans les communautés. Elle prétend être ici pour nous protéger, mais on note une augmentation des homicides, des féminicides, de la délinquance, des disparitions… de tout. Cette présence a pour effet d’augmenter les mesures de contrôle et nous pensons que la Garde nationale protège plutôt les intérêts du gouvernement et des entreprises. Parce que nous nous opposons aux plantations de palmier, mais aussi aux minières, aux barrages hydroélectriques et aux grandes éoliennes que le gouvernement veut installer dans cette région. Nous faisons pression pour dire que c’est nous les femmes qui subissent les principaux effets et que nous luttons pour défendre nos terres.
En plus d’être des mères, des filles et des épouses, nous sommes les défenseures de la vie. La Garde nationale est venue pour rester, mais cela ne va pas nous empêcher de nous organiser pour défendre ce qui nous appartient, dont la valeur est si grande qu’ils veulent nous l’enlever. Nous avons vu que maintenant, depuis qu’il y a beaucoup de militaires dans le territoire, il y a plus d’assassinats de femmes et de disparitions de jeunes femmes et de prostitution. De plus, le crime organisé a augmenté et cela nous préoccupe beaucoup parce que nous ne savons pas s’ils pourront nous détecter et nous enlever la vie.
En tant que femmes, nous faisons partie du territoire et nous sommes donc les plus touchées lorsque les hommes signent ces contrats. Nous sommes la force de défense de nos aliments, de notre eau, de nos connaissances. Dans nos espaces de femmes, nous avons pu sensibiliser plus de femmes et nous unir dans la défense.
Nous devons comprendre et réfléchir ensemble et en profondeur à ce que les gouvernements et les entreprises font contre le peuple pour ensuite agir. De plus, il faut conscientiser nos camarades frères pour qu’ils comprennent que les femmes ont besoin de cette défense, de s’informer et de prendre des décisions. Ils doivent comprendre qu’ils ne peuvent pas se réunir sans nous, qu’ils ne peuvent rien signer sans notre accord. Il nous reste à mener un long processus pour qu’ils comprennent que les femmes, nous ne sommes pas des objets, mais bien les sujets de nos propres vies.