Avec la prise du pouvoir par les talibans en Afghanistan, les impacts réels de l’occupation militaire américaine dans le pays sont mis en évidence. Cela fait 20 ans que des discours sur la liberté, la démocratie et la guerre contre le terrorisme se cachent derrière des milliards de dollars et d’innombrables morts danse la population afghane. Au cours de cette période, un gouvernement fantoche a été formé, plongé dans la logique de la corruption et de l’augmentation exponentielle des exportations d’opium, accompagnée d’une dépendance aux drogues dans le pays. Bien que des progrès aient été réalisés dans les possibilités de vie, d’études et de profession pour les femmes dans une petite partie du pays, dans d’autres, des restrictions, des violences et des flagellations contre les femmes étaient toujours en vigueur. Les talibans ont continué à s’organiser sous l’occupation. Les technologies de surveillance testées par les États-Unis sont désormais des instruments pour l’exercice du pouvoir des talibans.
Les interventions militaires sont une stratégie impérialiste des États-Unis pour imposer sa politique et les intérêts de ses entreprises. Nous reprenons le positionnement de la Marche Mondiale des Femmes en 2001, anticipant les effets de l’occupation américaine qui a eu lieu cette année-là. La guerre « ne résout pas aucunement les problèmes qui en sont à la source ; au contraire elle aggravera la pauvreté et l’humiliation des populations affectées. (…) Nombre de gouvernements en profiteront pour alimenter la xénophobie, pour resserrer encore plus leurs frontières s’érigeant ainsi en forteresse contre les immigrantes et les réfugiées, pour mettre en péril et même supprimer les droits civils et les libertés fondamentales en particulier celles des femmes, pour criminaliser tout mouvement d’opposition à la mondialisation néo-libérale et sexiste actuelle.» Cette récupération nous ancre à l’heure de la politique et nous permet de regarder la situation alarmante actuelle en Afghanistan à la lumière de la conjoncture régionale et internationale. Les dangers pour la vie des femmes y sont au cœur, mais ne peuvent être considérés comme un problème isolé.
Le 17 août 2021, deux jours après la prise de Kaboul par les talibans, Capire s’est entretenu avec une Afghane qui milite pour les droits des femmes, et dont l’identité sera gardée secrète pour des raisons de sécurité et pour la délicatesse des circonstances actuelles. Elle a passé deux ans en tant que réfugiée au Pakistan puis est rentrée en Afghanistan en 2003, où elle a poursuivi ses études jusqu’en 2018. Elle vit actuellement en Allemagne. L’entretien ci-dessous est une contribution à la compréhension de la situation du point de vue des femmes afghanes. Notre objectif est de construire une solidarité féministe et internationaliste permanente envers les femmes et le peuple afghan, avec la souveraineté et l’autodétermination de tous les peuples.
Nous aimerions faire connaître ce qui se passe aujourd’hui en Afghanistan du point de vue et de l’expérience des femmes du pays. Quel regard portez-vous sur la situation actuelle en Afghanistan ?
La situation dans mon pays est un cauchemar pour la population, en particulier pour les femmes. Tout s’est effondré en quelques heures : le travail acharné des femmes qui se battaient pour leurs droits et pour le peu de visibilité qu’elles avaient commencé à avoir dans la vie publique, en intégrant les institutions gouvernementales et en accédant à l’université et à l’école. Elles ont peu à peu fait confiance à la démocratie et à la possibilité d’avoir des droits et de penser à un avenir meilleur.
La situation est effroyable. Aujourd’hui, je vis en Occident, en Europe, donc je peux seulement imaginer comment vivent les femmes dans mon pays. Malheureusement, les membres de ma famille qui fréquentaient l’Université ne peuvent pas poursuivre leurs études pour le moment. Bien que les talibans aient annoncé qu’il n’y aurait pas de restrictions, personne n’y croit, compte tenu de ce qu’ils faisaient il y a 20 ans. Les crimes qu’ils ont commis pendant cette période sont toujours présents dans la mémoire des gens.
Les gens disent qu’ils ne savent pas qu’attendre de l’avenir. Tout le monde a peur de devenir une cible. Tout le monde souffre, mais les femmes sont toujours la cible la plus facile. Les gens ont peur de sortir travailler et d’être suivis sur le chemin du retour, et craignent qu’on ne fasse du mal à leur famille. Le silence à Kaboul est terrifiant. On n’entend personne, même les enfants ne jouent pas dans la rue.
Kaboul est au cœur de l’Afghanistan, et la plupart des militants y vivaient. Certaines journalistes se sont remises au travail aujourd’hui. J’ai vu des vidéos de Kaboul montrant que certaines présentatrices sont apparues sur des chaînes de télévision privées. En même temps, les gens n’ont pas confiance en la situation. Les choses pourraient changer après le 31 août, dernier jour pour que les Américains évacuent le pays.
Peut-être que les talibans montrent un côté plus modéré en ce moment, mais une fois qu’ils formeront le gouvernement, les choses changeront. Il existe une vidéo dans laquelle un soldat taliban est interrogé spécifiquement sur les femmes et il répond qu’ils veulent « instaurer ce que la charia[1] prodiguent pour les femmes », soulignant qu’elles devront suivre le code vestimentaire de la charia. Il a laissé échapper qu’il pense que les femmes devraient rester à la maison. Par ailleurs, leurs leaders affirment que les femmes pourront avoir accès à ses structures, qu’elles sont nécessaires et qu’elles font partie de cette société. D’une manière ou d’une autre, c’est ce qu’ils veulent montrer, mais sur le terrain, les soldats ont un autre discours.
Certains disent que les États-Unis ont échoué en Afghanistan, tandis que d’autres disent que c’était l’objectif même. Que signifient les 20 dernières années d’occupation américaine dans le pays ?
Lorsque les États-Unis ont occupé l’Afghanistan, les Afghans s’attendaient à un changement. Mais rien d’essentiel n’a eu lieu. Ils sont retournés au gouvernement afghan et ont en même temps eu une certaine implication avec les talibans, dans le sens où ils ne voulaient pas faire pression sur eux, même s’ils montraient qu’ils combattaient le groupe. En général, les villageois ont commencé à se retourner contre les États-Unis, les bombardements qui se sont produits étant l’une des principales raisons. Des civils étaient tués.
Les gens ont commencé à éprouver de la rancune envers les Américains, mais cela ne signifie pas qu’ils voulaient que les talibans reviennent au pouvoir. La population avait déjà connu la période de contrôle des talibans et savait ce que cela signifiait. Depuis 15 ans, mon village est en quelque sorte passé sous leur contrôle. Les filles ne pouvaient étudier que jusqu’à la sixième, pas au-delà. Les gens savaient que les talibans ne leur donneraient rien. Elles voulaient le soutien du gouvernement, elles voulaient que le gouvernement devienne plus fort. Elles croyaient en ce petit peu de démocratie que le gouvernement offrait.
Nous ne demandons pas aux États-Unis de rester. Nous ne voulons pas de l’occupation. Le problème, c’est la façon dont ils sont partis, c’est le vide qu’ils ont laissé. Ils ont littéralement jeté les Afghans dans la fosse aux lions. C’est ce que font les Américains : ils prennent ce qu’ils veulent et vous laissent là. En ce moment, les Afghans éprouvent un terrible sentiment de panique.
Les Afghans avaient un parlement et les filles allaient à l’école : c’est la seule image que les États-Unis veulent montrer au monde. Ce sont les familles afghanes qui devrait en recevoir les lauriers. Ce sont elles qui ont envoyé leurs filles à l’école, à l’université. Et elles pouvaient travailler. Pendant ce temps, les femmes étant la cible d’attaques, il y a eu des enlèvements et des attentats-suicides. Cependant, qui devrait avoir le mérite de notre sécurité, c’est la population, pas les États-Unis ou le gouvernement fantoche qui ne nous a pas aidés.
Maintenant, la population est très en colère, en particulier les femmes. Elles croient que les Américains auraient dû quitter le pays correctement, par des voies appropriées. La population n’a pas demandé aux Américains de venir. Ben Laden a été tué au Pakistan, pas ici. Ils sont venus et maintenant ils nous laissent à nouveau avec un groupe médiéval qui va continuer à dominer le pays.
Que signifie cette situation pour le contexte régional et international ?
En ce moment, tout le monde est confus, y compris les talibans. Ils n’ont pas de programme, ils ne savent pas comment former un gouvernement. C’est un peu déroutant pour tout le monde. Aujourd’hui, la Chine a déclaré qu’elle allait reconnaître les talibans et la Turquie a déjà exprimé son soutien. Cela leur donne une légitimité.
Les choses ont beaucoup changé au cours des 20 dernières années, en ce qui concerne la prise de conscience par les femmes de leurs droits et de leur accès aux médias et à Internet. Les talibans montrent donc leur côté plus modéré afin de gagner une certaine reconnaissance, du moins parmi les pays de la région. C’est une période confuse, mais nous comprendrons mieux tout cela après le 31 août. Tout a été très soudain.
Quelle est l’issue possible en Afghanistan et quel peut être le soutien international, compte tenu de l’augmentation du nombre d’Afghans qui vont devenir des réfugiés ?
Lorsque le reste du pays est tombé aux mains des talibans, province après province, les gens se sont réfugiés à Kaboul. En trois ou quatre jours, plus de 20 000 personnes ont fui vers la capitale. Lorsque les Talibans sont arrivés à Kaboul, les gens ont commencé à essayer de quitter l’Afghanistan. C’est l’une des choses qui doivent être montrées au monde : les gens ne soutiennent pas les talibans, ils veulent quitter le pays à tout prix. Les trois personnes qui sont mortes en essayant de se cacher dans l’avion qui décollait… cet épisode terrible montre à quel point les gens veulent partir.
Les environs de l’aéroport de Kaboul sont bondés, car les gens pensent qu’ils pourront quitter le pays. Les Nations Unies elles-mêmes ont lancé un appel aux pays voisins pour qu’ils acceptent l’entrée des réfugiés. Les gens ne veulent pas vivre sous le contrôle des talibans, car ils ne savent pas quel sera l’avenir de leurs enfants.
Dans une situation idéale, les talibans ont peut-être vraiment changé et peuvent permettre aux femmes de travailler, ne pas interférer dans l’éducation des filles, peuvent permettre aux femmes d’accéder à l’université. Mais nous avons des exemples de pays comme l’Iran et l’Arabie saoudite où les femmes ont été réprimées et sont devenues des cibles faciles. Les intellectuels n’ont pas la liberté de travailler, les personnes qui défendent les droits humains ne peuvent pas agir.
Les talibans ne resteront pas en retrait. C’est malheureux, car beaucoup de gens avaient commencé à avoir une vie. Si vous aviez un lopin de terre dans votre village, vous saviez que vous pouviez l’utiliser pour vous-même. Les habitants de Kaboul ont commencé à avoir leurs propres maisons. Il y a quelques années, les Afghans voulaient également quitter le pays, mais pas en si grand nombre. À cette époque, c’était en raison des assassinats ciblés sur la population hazara[2], à cause de la pauvreté. Dans les mois à venir, on parlera de millions de personnes.
Quelles actions de solidarité internationale les mouvements sociaux et féministes peuvent-ils mettre en place en ce moment ?
Le plus grand soutien est de faire entendre la voix du peuple afghan et des femmes afghanes. C’est la plus grande action de solidarité, de soutien et d’assistance que le peuple afghan puisse recevoir. N’oubliez pas notre pays. Aujourd’hui, nous passons aux infos, mais dans quelques semaines, lorsque les talibans annonceront le gouvernement, la situation se calmera et personne d’autre ne se demandera ce qu’il se passe dans le pays.
Je crains qu’à un moment donné, Internet soit coupé. Cela peut arriver, car les talibans peuvent ne pas vouloir que des preuves de leurs crimes soient diffusées. Ensuite, ces voix devraient atteindre tous les coins du monde, afin de ne pas laisser les femmes afghanes seules. Il y a des gens qui disent que si ce qui se passe est pacifique, comme le prétendent les talibans, il n’y a pas de problème. Mais, non, ça ne va pas. Un cimetière peut aussi être paisible. Nous ne voulons pas que notre pays devienne un cimetière.
[1] La charia est la loi islamique, soutenue par le Coran et le Hadith, texte complémentaire de cette foi. Elle est adoptée dans plusieurs pays à majorité musulmane.
[2] Le peuple hazara, à majorité musulmane chiite, était autrefois l’un des groupes ethniques les plus importants d’Afghanistan, représentant environ 67% de la population du pays. On estime que plus de la moitié de cette communauté a été massacrée à la fin du XIXème siècle et, à ce jour, est l’une des plus grandes cibles des talibans.