Du champ à nos assiettes, la numérisation des systèmes agroalimentaires progresse sur la planète, avec des impacts peu connus. On pourrait penser que parce qu’il s’agit de haute technologie, seuls les systèmes agricoles industriels l’utilisent, mais elle progresse également dans les pays du Sud et dans les zones d’agriculture familiale et paysanne, avec de fausses promesses d’une plus grande efficacité et d’informations pour améliorer la production.
De nombreuses questions se posent avec cette nouvelle vague technologique dans les champs. Qu’est-ce que c’est, et qu’est-ce que cela signifie ? Quels sont ses impacts sur la paysannerie, l’agriculture familiale et de petite échelle ? Je partage ici un document contenant des exemples d’impacts possibles et des réflexions sur ces questions (https://tinyurl.com/ytrkzw76).
Au Mexique, entre janvier et mai 2022, les plus grandes entreprises mondiales de semences et de pesticides, telles que Bayer-Monsanto, BASF et Corteva (fusion de DuPont et Dow) ont lancé de nouvelles plateformes agricoles numériques, qui vendent des « services » aux agriculteurs. Ces entreprises rejoignent celles présentes ces dernières années et leur implantation dans d’autres pays d’Amérique latine. Surtout au Brésil, en Argentine, en Uruguay, au Paraguay, en Colombie, pays où ces transnationales dominent les marchés de l’agrobusiness et ont réussi à imposer de vastes surfaces de cultures transgéniques et agrotoxiques.
En gros, pour accéder aux plateformes numériques, les agriculteurs doivent signer un contrat, puis, grâce à des systèmes pouvant être des drones, des satellites ou des photos de téléphones portables prises par les agriculteurs eux-mêmes de leurs cultures et envoyées aux plateformes, les entreprises enregistrent les données de leurs champs – telles que des données sur le sol, l’humidité, les semences, la production, les maladies des cultures, les plantes envahissantes et les insectes pouvant être considérés comme des nuisibles, la végétation et les forêts, etc. Elles stockent et traitent des informations dans les nuages informatiques des grandes entreprises technologiques et renvoient des « conseils » aux agriculteurs en indiquant quoi, combien et où utiliser certains produits dans leurs champs. En général, pour obtenir des résultats, les contrats établissent une condition : les agriculteurs doivent s’engager à utiliser les semences et les pesticides des entreprises elles-mêmes.
Bayer, qui après avoir racheté Monsanto, est devenu propriétaire de la plateforme numérique Climate FieldView, l’une des plus répandues – a annoncé son accord en 2022 avec Microsoft Azure (cloud computing) pour, en plus d’agir sur les champs, surveiller numériquement les chaînes d’approvisionnement. Microsoft a déjà proposé le programme FarmBeats. BASF a lancé au Mexique la plateforme Xarvio, qui promet de détecter les mauvaises herbes, les nuisibles et les maladies autochtones des principales cultures à partir de photos de téléphones portables. Corteva ajoute à plusieurs de ses plateformes – telles que Granular et Milote avec des fonctions similaires aux précédentes – une nouvelle plateforme pour mesurer « l’empreinte carbone » dans les champs. Elle rejoint donc Bayer dans sa quête de crédits de carbone potentiels dans les sols agricoles, une question aux multiples facettes, toutes négatives.
Le déploiement de la numérisation et de la robotisation dans les champs va de pair avec des accords et des fusions entre les plus grandes entreprises agroalimentaires – semences, pesticides, engrais, négociants – et celles des machines agricoles et des titans de la technologie. Chaque étape de la chaîne agroalimentaire industrielle est dominée par une poignée d’entreprises : entre 5 et 10 entreprises dans chaque secteur contrôlent plus de la moitié du marché mondial. Le changement le plus important dans le secteur agroalimentaire ces dernières années est l’émergence de géants américains de la technologie (connus sous le nom de GAFAM avant qu’ils ne changent de nom commercial : Google, Amazon, Facebook, Apple, Microsoft) ainsi que les Chinois Alibaba et Tencent.
Dans une proportion croissante, les entreprises qui décident de la production, de l’approvisionnement et des marchés agroalimentaires n’ont aucune connaissance du secteur. Le fait que le principal intérêt de l’agrobusiness transnational ne soit pas la production alimentaire mais le profit, prend de nouvelles facettes avec l’entrée en scène d’entreprises tout aussi peu scrupuleuses, dont l’objectif immédiat est de collecter le plus de données possible, afin de vendre des informations et des moyens de manipuler les comportements de production et de consommation alimentaires des grands groupes sociaux.
Ce que Shoshana Zuboff appelle le capitalisme de surveillance a donc sa version « agriculture de surveillance ». Ce que nous mangeons, comment et où cela est produit et commercialisé sont des informations fondamentales sur l’environnement rural et sur la société en général.
Par conséquent, les plateformes numériques ne s’adressent pas uniquement aux grands propriétaires fonciers et à l’agriculture industrielle. Pour obtenir la plus grande collecte de données sur les champs et les processus alimentaires, il existe un vaste marché et des facilités pour engager l’agriculture à petite échelle et paysanne, majoritaires dans les zones rurales.
L’introduction des plateformes numériques renforce la dépendance des agriculteurs de toutes les échelles vis-à-vis des grandes entreprises par le biais de contrats qui les obligent à utiliser leurs produits et la gestion de leur exploitation, un mécanisme qui existait déjà mais qui, avec le virtuel, se développe considérablement. De plus, aujourd’hui, le nouveau business est que les oligopoles s’approprient des données infinies de chaque domaine (y compris les terres, les forêts, les eaux, les territoires), les connaissances de la production, les semences, la gestion des sols et des cultures, les formes de commercialisation, les habitudes alimentaires des consommateurs. Loin de fournir des « services » aux communautés paysannes, celles-ci sont soumises à l’extraction massive d’informations qui, une fois « datifiées » et interprétées par leurs algorithmes, deviennent des marchandises pour le profit et un plus grand contrôle des entreprises.
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Silvia Ribeiro vit au Mexique. Chercheuse et militante environnementale uruguayenne, elle est membre du Groupe d’action et de recherche sur l’érosion, la technologie et la concentration (Groupe ETC).
Par Silvia Ribeiro
Traduit du portugais par Claire Laribe
Langue originale : espagnol