La gravité des crises socioenvironnementales systémiques – les crises du climat, de la biodiversité, de l’eau, de la faim, des inégalités, des soins – exige de nous une articulation beaucoup plus profonde des luttes, des processus de résistance et des projets politiques qui se créent à partir des mouvements populaires du continent et du monde.
Il est impossible de s’attaquer aux crises à partir des frontières nationales, ou seulement au niveau territorial et local. À l’origine des crises, nous identifions un système d’accumulation capitaliste, patriarcal, raciste, colonialiste et impérialiste, qui s’est historiquement construit sur la base de l’esclavage, du génocide, de la destruction des continents et de l’asservissement de nos peuples. C’est un système d’accumulation qui s’étend continuellement au niveau local, intégrant de nouveaux territoires, mais aussi de nouvelles sphères de vie en société. Affronter ce système nécessite un regard qui dépasse le local ou le national et qui puisse avoir une perspective régionale et internationaliste.
Les sociétés transnationales sont des acteurs centraux de ce processus d’accumulation et de précarité de la vie et du travail. Elles sont les protagonistes du processus de destruction et d’expropriation des terres, des forêts et des eaux. Leur travail dépasse largement les frontières nationales. Elles ont beaucoup plus de pouvoir que les États nationaux et imposent constamment leurs projets, normes et logiques, en particulier dans un continent comme le nôtre, qui a historiquement eu une insertion très dépendante dans le système capitaliste et dans l’économie mondialisée néolibérale.
En Amérique latine, le processus d’accumulation mené par de puissantes sociétés transnationales et des groupes économiques nationaux est basé sur l’extraction de matières premières et l’exploitation du travail. Et cette exploitation s’étend à nos territoires, à nos peuples, à nos corps et au travail des femmes, en particulier des femmes racialisées. Le pouvoir et l’impunité des sociétés transnationales sont renforcés par de nouvelles normes, présentes dans les accords de libre-échange et les traités bilatéraux d’investissement, entre autres instruments néolibéraux. De plus, les sociétés transnationales ont le pouvoir d’intenter des poursuites contre les États lorsqu’elles considèrent qu’une politique publique ne les favorise pas. Si elles considèrent qu’une politique publique favorisant le bien commun nuit à leurs profits, elles intentent une action en justice devant des tribunaux d’arbitrage internationaux, tels que le Centre international pour le règlement relatifs à des investissements (CIRDI), qui opère sous l’égide de la Banque Mondiale. En général, les tribunaux d’arbitrage se prononcent en faveur des sociétés transnationales, attaquant la capacité souveraine des États à décider des politiques publiques les plus appropriées.
Cette violation constante des droits, cette attaque constante contre la vie qui reste impunie ne peuvent être affrontées que localement.
Dans le féminisme populaire, nous apprenons des luttes de résistance de notre continent et comprenons le besoin urgent d’intégration des peuples, de construction de l’unité dans la diversité pour démanteler l’impunité des entreprises, la destruction territoriale et les attaques continues contre nos droits et pour consolider nos projets politiques émancipateurs. Ce sont les femmes autochtones, paysannes, quilombolas, ouvrières, des classes populaires qui sont les plus touchées par ces processus de destruction et d’attaques continues. Ce sont aussi elles qui mènent réellement les luttes et résistent à cette offensive. Les femmes populaires jouent un rôle central en tant que sujets politiques dans la défense du territoire et dans la défense des projets politiques collectifs. Ce sont elles qui s’organisent et se mobilisent à plusieurs reprises pour affronter le projet d’accumulation des entreprises.
Nous avons appris des compagnes de la Marche Mondiale des Femmes la nécessité de miser sur la construction de projets politiques populaires régionaux et de nous renforcer collectivement en tant que sujets politiques populaires. Dans un contexte de crises systémiques profondes qui menacent les systèmes écologiques qui rendent la vie possible, et l’offensive brutale que la droite et le capital lancent dans de nombreux pays de notre continent, nous avons la responsabilité et le devoir d’avancer dans cette construction d’unité autour de projets politiques émancipateurs qui nous permettent de démanteler les systèmes de domination, d’oppression et d’exploitation de nos peuples et de la nature.
Historiquement, nos peuples organisés ont construit ces processus et projets politiques émancipateurs, tels que la souveraineté alimentaire. Ces projets nous permettent de contester les imaginaires et les significations, ainsi que de jeter les bases et les principes qui nous permettent d’apporter une réponse intégrale et structurelle aux crises systémiques, et qui doivent organiser nos sociétés.
Nous construisons l’intégration autour de la résistance et de la lutte contre la concentration du pouvoir et des richesses, les inégalités, le pillage, l’accaparement, la pollution et la destruction des territoires, conséquence de l’avancée de l’agro-industrie, des mines, des barrages, des énergies fossiles. Dans cette perspective, l’unité et la construction de l’intégration impliquent d’approfondir et de consolider les propositions de transformation du système alimentaire, du système énergétique et du système économique, en rompant avec les dichotomies qui nous sont imposées entre société et nature, travail productif et reproductif, et la division sexuelle du travail.
Aujourd’hui, il est également fondamental sur notre continent de s’organiser pour contester la politique et les politiques publiques, car nous devons reprendre le contrôle des décisions qui ont trait à l’organisation de nos sociétés et à notre relation avec la nature. Contester la politique, comme nous l’a enseigné Nalu Faria, signifie aussi contester et décoloniser l’État, redéfinir son rôle autour de la durabilité de la vie, de la défense de la nature et des droits des peuples. C’est un différend profond, qui redéfinit ce qu’est l’État et comment nous construisons l’institutionnalité politique au niveau régional, à un moment où la délégitimation de la politique est installée et des êtres néfastes sont imposés, comme Javier Milei en Argentine.
Nous devons contester la sphère économique. Grâce à la Marche Mondiale des Femmes, nous avons des contributions fondamentales à tous nos mouvements autour de l’économie féministe. L’économie féministe nous offre les principes et les lignes directrices nécessaires pour organiser la production et la reproduction de la vie et assurer la satisfaction des besoins de notre peuple. Principes communs à ceux de la souveraineté alimentaire, qui visent à la transformation radicale de la production, de la distribution et de la consommation de tout ce qui est nécessaire à la vie. L’économie féministe dans une clé régionale met l’accent sur l’organisation à tous les niveaux, en soulignant l’importance du lien entre les classes ouvrières de la campagne et de la ville. Et les femmes organisées jouent un rôle essentiel dans la construction de la souveraineté alimentaire sur notre continent. Dans ce contexte, nous nous opposons fermement à l’économie verte qui transforme la nature en marchandise et tente de l’imposer à notre région. Et nous continuons à lutter, comme nous l’avons fait historiquement, contre le néolibéralisme, qui privatise de plus en plus de sphères de la vie en société et dans la nature. Comme l’a démontré la pandémie, le néolibéralisme ne garantit pas la durabilité de la vie, mais menace la vie.
L’intégration régionale doit partir de la reconnaissance du travail de soin comme principe d’organisation des processus économiques et de la nécessité de mettre fin à la division sexuelle du travail, ainsi qu’à l’exploitation du corps et du travail des femmes. Pour ce faire, nous devons garantir l’autonomie collective des femmes dans les processus de repenser et de reformuler nos économies dans une clé régionale.
Une guerre de territoire fait rage à travers le continent. D’un côté, il y a les peuples qui ressentent et vivent le territoire comme un espace de production et de reproduction de la vie, comme un espace de lutte, de construction politique et culturelle, de mémoire. D’autre part, les entreprises qui voient les territoires comme une plateforme d’accumulation de capital, comme une source inépuisable de ressources. Il est fondamental dans ce conflit de renforcer le pouvoir et le contrôle de nos peuples sur les territoires, ruraux et urbains, au-delà des frontières, en résistant au réductionnisme qui convertit la nature en unités pouvant être achetées et vendues sur le marché, et la transformation des fonctions de la nature en services.
Nous devons reprendre le contrôle de la connaissance et de la technologie, en soulignant son caractère public. Dans la mesure où la technologie est privatisée, concentrée entre les mains de quelques entreprises, elle devient un instrument de plus grande exploitation des classes populaires et de la nature.
Notre perspective sur l’intégration doit se concentrer sur l’internationalisme comme base de l’unité et de la solidarité des peuples et d’un nouveau multilatéralisme. Une intégration qui empêche les actions criminelles, telles que celles menées aujourd’hui par le gouvernement israélien contre le peuple palestinien. Ces processus d’intégration régionale ont été construits historiquement et continuent de l’être. Pour renforcer les sujets politiques dans une perspective émancipatrice régionale, il est essentiel de connaître notre histoire, d’en garder la mémoire vivante et, surtout, de résister à l’imposition de nouveaux imaginaires pervers par les mains de la droite.
Karin Nansen est membre de REDES – Amis de la Terre Uruguay, et de la Journée continentale pour la démocratie et contre le néolibéralisme. Ce texte est une édition de sa présentation lors du webinaire « Féminisme et intégration régionale », organisé par la MMF Amériques le 30 novembre 2023.