L’Amérique latine et les Caraïbes ont été durement touchées par les impacts d’une pandémie qui a donné à voir le terrible visage du capitalisme et sa profonde crise structurelle. Nous vivons de manière condensée un dilemme intrinsèque aux relations capitalistes, mais cette contradiction entre le capital et la vie n’a jamais été aussi évidente. C’est la région que la pandémie de coronavirus a le plus ravagée au monde, avec plus de 45 millions de cas et environ cinq millions de décès. En raison de la fracture numérique, des millions de familles n’avaient pas accès à l’éducation ou au travail à distance. Les inégalités se sont accrues dans la région la plus inégale du monde.
Les dimensions de la crise
La dimension économique porte en son sein des processus productifs de financiarisation et de distribution complètement étrangers aux besoins et aux problèmes des peuples. L’hégémonie des valeurs capitalistes au profit de quelques-uns, a réussi à cacher l’exploitation de la grande masse des travailleurs et à rendre invisibles 231 millions de familles pauvres et 11 millions de familles sans emploi.
Ce qui se passe à présent, c’est que les porte-parole du capital eux-mêmes disent que le modèle de croissance du capitalisme néolibéral touche à sa fin et ils parlent de réformer le capitalisme. Ils vont essayer de le recycler à nouveau, cette fois-ci en faisant appel à l’État, qui n’est plus considéré comme un mal nécessaire.
Trois caractéristiques semblent prendre rapidement de l’ampleur. Tout d’abord, l’intérêt pour la croissance des profits sans compromis avec les processus de production. Ensuite, l’intensification des asymétries de pouvoir basées sur l’accès, la consommation et le contrôle des technologies. Enfin, la surcharge due au travail à distance associé aux tâches liées aux soins, dans l’organisation silencieuse de nouveaux modes d’exploitation du corps des femmes.
La dimension environnementale est une conséquence de la logique capitaliste de production, de pillage, de dépossession et de spoliation. Le changement climatique, mais aussi les catastrophes dites naturelles (qui sont en réalité sociales) et l’apparition même du virus sont en grande partie dus à ce déséquilibre.
C’est le résultat d’un marché omniprésent, destination finale de tout ce qui existe : la terre, l’eau, la biodiversité, les biens communs. La crise alimentaire découle d’un modèle d’agriculture qui n’est pas en mesure d’éliminer la faim, mais qui diminue la diversité et les sources de vie. Cette crise nous amène à centraliser le débat sur la discussion du droit à la terre, la souveraineté alimentaire, la production alimentaire agro-écologique, les semences autochtones et les pratiques agricoles paysannes.
La dimension sociale est l’expression de la logique d’appropriation, d’accumulation et de concentration des richesses, avec le vieux discours des locomotives nécessaires et d’une abondance de richesses qui n’arrive jamais. Les inégalités, la discrimination, les expropriations, la violence et les migrations augmentent, pour vaincre la faim et la pauvreté. Et le récit de l’irrémédiable ou d’un mal qui nous auraient tous frappés se fait jour pour justifier l’injustice sociale. Le discours met le voile sur la cause et sur les responsables.
La dimension politique se ressent clairement face à l’érosion de l’état bourgeois. Pour le capital, il est pratique que l’État soit aligné sur les intérêts des monopoles, qu’il ne garantisse que le minimum de paix et d’équilibre nécessaire pour préserver les profits. Un État qui demande l’application du droit pénal à ses opposants, sans référence à l’impartialité et à ce qui est public. Un État qui arrive à une telle crise comme une tendance, soumis à des monopoles privés, et non en tant qu’entité de nationalisation ou créateur d’emplois et de richesses. Et il cultive l’image de la démocratie comme un obstacle, pendant que juges, médias, églises et outsiders[1] s’approprient la politique et appliquent des doses croissantes de répression et de criminalisation envers celles et ceux qui les affrontent et les dénoncent.
La dimension éthique et de valeurs se ressent dans la vie quotidienne, avec le déplacement du sens du bien commun et du collectif dû à la propriété privée, à l’individualisme et à l’égoïsme, qui génèrent de l’incertitude, un sentiment d’abandon, de solitude, d’orphelinisme et un malaise généralisé dans nos sociétés. Les références à une sensibilité humaniste et à l’espoir entrent en crise lorsque l’avenir semble très incertain.
Comment changer le cours des choses ?
Dans le cadre des mouvements de capitaux pour une reconfiguration, nous sommes dans un moment de transition géopolitique. En période de transition, les conditions de possibilité de changement augmentent, bien que nous ne puissions pas encore définir l’aspect de ce changement.
Reconnaissant le déclin de leur autorité, les États-Unis s’efforcent de rétablir leur domination sur la région avec une diplomatie active, un pouvoir de survie sur les systèmes financiers et une puissance militaire bénéficiant du budget le plus élevé au monde. Le gouvernement démocratique, avec son discours « civilisé », tente de reconstruire sa domination courtoisement et agit contre la présence de la Chine, qui est déjà le principal partenaire commercial de plusieurs de nos pays. L’intention des transnationales et des nouveaux centres de pouvoir est de nous associer à leur système de reproduction.
À cela s’ajoute le projet de restauration conservateur et sa direction qui ont progressé ces dernières années, direction qui fait actuellement face à une crise de délégitimation. Le néolibéralisme n’ayant pas présenté d’alternative convaincante aux peuples. Le retour de la droite à la tête des gouvernements est en train de durer moins longtemps que prévu en raison de l’absence de projet de bien-être social.
Cependant, l’idéologie conservatrice progresse dans toute la région. Elle bénéficie du soutien important d’un secteur évangélique qui a imprégné l’imaginaire conservateur libéral, patriarcal, homophobe et raciste dans des couches modestes de nos peuples. Les réseaux sociaux jouent un rôle important dans la culture de la haine, de la confrontation polarisée, de la personnalisation et de la fragmentation des causes, des tentatives de démantèlement de la décolonisation d’une pensée critique. Ils réclament la liberté de pensée et d’expression au sein de l’homogénéisation et du vide.
D’autre part, nous devons reconnaître l’émergence de luttes sociales des masses dans presque tous les pays, des luttes politiques et démocratiques qui réagissent à la précarité des conditions de vie et qui sont guidées par les luttes pour l’emploi, les vaccins et le revenu de base pour tous.
La victoire au Chili pour la refonte de la constitution de Pinochet nous laisse entrevoir ce qui peut résulter de la combinaison des luttes au sein de l’institution et de la mobilisation dans la rue. Il en va de même pour les luttes contre le FMI et les mesures néolibérales en Équateur ; la reconstruction du projet des peuples indigènes à partir des bases en Bolivie ; la lutte contre le néolibéralisme en Colombie, avec le protagonisme des étudiants et des jeunes ; le triomphe de Pedro Castillo au Pérou malgré tant de défis ; la résistance de Cuba et du Venezuela face à la monstrueuse machine du blocus qui n’existe que pour délégitimer les projets révolutionnaires et contre-hégémoniques, accompagné d’une stratégie de communication qui stigmatise les processus de lutte ; les mobilisations massives en Haïti, avec des millions de personnes dénonçant une crise causée par le pillage et l’occupation.
Je souligne les luttes historiques des mouvements féministes contre le patriarcat, avec une force de mobilisation et une capacité à affronter le système dans son ensemble. Avec une politique organisationnelle et édu-communicative favorisant les analyses transversales et intersectorielles, ces mouvements révèlent la multiplicité des oppressions et s’engagent dans des mobilisations et des pratiques territoriales.
Le mouvement écologiste populaire et le mouvement paysan et autochtone se positionnent comme des sujets de droits et revendiquent le droit à la terre. En parallèle, ils soutiennent le fait que la souveraineté alimentaire et la justice environnementale doivent être au cœur des revendications pour des sociétés justes.
Dans de nombreux pays, les mouvements étudiants, de jeunes et d’urbains ont une forte capacité de dialogue avec le peuple ; un programme de justice est revitalisé dans le syndicalisme et le monde du travail ; et la dénonciation de la dette et l’engagement en faveur d’une nouvelle architecture financière internationale sont de nouveau à l’ordre du jour.
Ces programmes sont établis comme une dénonciation du système et par des pratiques d’articulation de différents réseaux et organisations. Le droit à la terre et à l’alimentation, au travail décent, au logement, à vivre en paix, à reconstruire la démocratie, à avoir la santé et l’éducation, à la liberté de circulation, entre autres, forment la base de ces luttes.
Cependant, nous ne pouvons ignorer que la plupart de nos organisations sont dans un équilibre fragile. Les forces des mouvements dans de nombreux pays ne sont pas encore en mesure de modifier la corrélation des forces. La signification et la profondeur des changements et des résultats des luttes ne dépendront pas des États et de leurs institutions, bien que leur contribution soit fondamentale, mais de la corrélation des forces et du comportement des classes sociales. Nous avons besoin de nouvelles formes d’organisation et de programmes politiques qui représentent la classe ouvrière.
Tâches pour une réflexion
Nous avons le devoir de développer une formation politique et idéologique à partir de la praxis, avec des références situées dans la mémoire historique, le tollé populaire, la spiritualité et la pensée critique. Nous en ferons un mouvement politique culturel permanent sans dogmes ni manuels, sans institutionnalisation de la formation. Dans la région, il y a plus de treize écoles articulées dans une stratégie d’unité qui, à son tour, dialogue avec les écoles du monde entier sur les sources théoriques, les contenus et les méthodologies.
Pour remettre en question les instruments de communication, les codes et les récits, les technologies libres doivent être davantage intégrées à notre stratégie de communication culturelle. Nous devons également construire des niveaux d’articulation entre les différents moyens, instruments et canaux de communication pour une stratégie intégrale dans le conflit idéologique que nous vivons.
Nous encourageons les processus d’économie populaire et féministe. Ce sont des expériences qui impliquent environ 60% de la classe ouvrière, qui survit et lutte à partir de ces processus, avec une autre notion du marché et des relations sociales. Cette autre logique de marché peut se retrouver aussi bien dans les villes que dans la production d’aliments agro-écologiques à travers la souveraineté alimentaire. Cela va de pair avec la construction d’une solidarité qui pense les fragmentations du sujet populaire comme mission fondamentale. Cultiver l’espoir est une tâche internationaliste.
Mettre de l’énergie dans les articulations anti-impérialistes internationales qui pointent vers la multipolarité est une stratégie pour consolider un bloc régional progressiste qui accélère la crise de l’hégémonie des États-Unis. Nous devons nous battre pour une justice qui reconnaisse une citoyenneté plus large, avec une vision des droits plus proche des besoins populaires. Contester l’État est quelque chose que nous faisons tout en continuant à se mobiliser dans les rues et dans les territoires pour construire un bloc historique : identifier des alliés stratégiques et continuer à renforcer les relations qui nous permettent d’avoir plus de force dans le conflit.
Cela nous permet d’articuler la force de mobilisation des sujets émergents produits par le mécontentement envers le capital, avec des sujets et des agendas anti-systémiques et anti-impérialistes. C’est notre rôle, en tant que mouvements, de faire le pont entre l’indignation, les luttes quotidiennes pour la survie et une organisation stratégique contre le pouvoir impérial.
[1] Individus considérés comme des marginaux ou des « perdants » qui font leur entrée sur la scène politique bien souvent grâce à un discours d’opposition à la conjoncture dans son ensemble.
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Llanisca Lugo est membre du Centre Martin Luther King (CMLK) et de la Marche Mondiale des Femmes à Cuba. Cette réflexion est le résultat de l’analyse des processus collectifs et de la construction de consensus des différents espaces auxquels le CMLK participe, tels que Mouvements ALBA (ALBA Movimientos), Assemblée internationale des Peuples (Asamblea Internacional de los Pueblos), Marche Mondiale des Femmes, Jubilé du Sud (Jubileo Sur), l’événement Paradigmes émancipateurs et la 3ème École latino-américaine du CMLK (3.ª Escuela Latinoamericana del CMLK).