Féminisme, environnementalisme et intégration régionale : interviews à la Journée de Foz

21/03/2024 |

Capire

Lisez et écoutez les interviews menées pendant la Journée latino-américaine et caribéenne d'intégration régionale avec Cony Oviedo et Natalia Salvático

Junior Lima

Entre le 22 et le 24 février 2024, des mouvements sociaux, des organisations syndicales et des représentants de gouvernements progressistes se sont réunis à Foz do Iguaçu, à la Triple frontière du Cône Sud, qui réunit le Brésil, l’Argentine et le Paraguay. Et pour quoi ? Pour réaliser la Journée latino-américaine et caribéenne d’intégration régionale, organisée par une multitude de sujets politiques tout au long de 2023.

La Journée a réuni plus de 3 mille personnes de tout le continent. Ce fut un moment fondamental de défense de la souveraineté et de la démocratie populaire, ainsi que de proposition politique régionale de la part des mouvements. Au cours de l’événement, les participants ont eu l’occasion d’écouter et de débattre avec Francia Márquez, Pepe Mujica et d’autres dirigeants gouvernementaux de gauche d’Amérique latine. Les débats intenses de la Journée ont abouti à un document commun, une contribution significative à l’agenda partagé des organisations populaires.

Capire, la Radio Mundo Real et le Collectif des communicatrices de la Marche Mondiale des Femmes au Brésil étaient à la Journée participant aux activités, à la convergence de la communication des mouvements populaires, et enregistrant des témoignages de compagnes qui sont des références dans les luttes territoriales et régionales. Ci-dessous, vous pouvez lire ou écouter des interviews de deux de ces compagnes : Natalia Salvático et Cony Oviedo. Natalia participe aux Amis de la Terre Amérique Latine et Caraïbes (ATALC) en tant que membre de Terra Nativa – Amis de la Terre Argentine. Cony participe à la Coordination nationale des organisations de femmes travailleuses, rurales et autochtones [Coordinadora Nacional de Organizaciones de Mujeres Trabajadoras, Rurales e Indígenas -Conamuri] au Paraguay et est actuellement membre suppléante du Comité International de la Marche Mondiale des Femmes, représentant les Amériques.

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Quelles motivations ressortent de l’organisation de cette Journée d’intégration dans la conjoncture actuelle du continent ?

Cony : C’est un moment véritablement historique pour la Marche Mondiale des Femmes, ainsi que pour les mouvements sociaux, les syndicats et pour les gouvernements progressistes en général. Nous vivons une avancée de l’extrême droite dans le monde entier, il est donc nécessaire de réfléchir ensemble aux alternatives ou à l’agenda que nous poursuivrons. Nous agirons au niveau international, car il n’y a aucun moyen de le faire de manière isolée, uniquement sur les territoires. C’est pourquoi ces deux jours représentent un effort considérable pour toutes les personnes venues à Foz do Iguaçu, mais aussi l’occasion de dialoguer et de se retrouver, ce dont la pandémie nous a privés et donc affaiblis, et ce dont l’extrême droite a profité pour progresser.

Ce que cette Journée d’intégration des peuples propose, c’est que nous nous rencontrions à nouveau et que nous repensions comment unifier nos agendas. Tous, toutes et toustes qui sont ici aujourd’hui ont une lutte spécifique dans les différents territoires où nous opérons, que ce soit en tant qu’organisation de base ou dans le cadre d’un mouvement international.

Natalia, pourriez-vous parler de l’environnementalisme populaire et du rôle de cet agenda dans la Journée ? Quel est le lien entre l’environnementalisme populaire et l’intégration régionale ?

Natalia : La réalisation de cet événement est fondamentale, ainsi que ses implications et conséquences. L’ATALC est fermement convaincue sur le engagement en faveur de l’union régionale des organisations et des peuples, l’élaboration de propositions et de politiques publiques, et le dialogue avec les gouvernements progressistes pour assurer la souveraineté des peuples et la promotion des droits. En ce sens, dans le cadre de la Journée continentale pour la démocratie et contre le néolibéralisme, nous avons entrepris de créer cet espace, car depuis 2019 [à la réunion de La Havane] nous ne nous sommes pas rencontré.e.s.

En tant que Latino-Américains et caribéens, la question environnementale est fondamentale, car historiquement, elle a eu une grande pertinence sur notre continent, puisque nous avons toujours soutenu le reste du monde avec notre nature. L’environnementalisme populaire propose une interaction sociale avec la nature : nous ne la voyons pas comme quelque chose de pur et d’intact, mais nous nous voyons intégrés en elle. Nous avons beaucoup contribué au débat sur les biens communs de la nature. Ils sont à la base de l’énorme richesse de nos peuples, mais ils représentent aussi un grand risque, car ils sont constamment visés pour nous coloniser et nous voler afin d’acquérir un pouvoir économique.

La perspective de la justice environnementale a été fortement prise en compte par les autres organisations qui ont participé à l’espace, et des propositions telles que la souveraineté alimentaire, l’agroécologie et la transition juste et féministe ont été traitées avec pertinence dans les discussions. Il me semble qu’il ne s’agit pas seulement d’une contribution, mais aussi d’une récolte de l’environnementalisme populaire, travaillant avec les organisations, transversalisant sa vision, en alliance avec le féminisme, le mouvement syndical et d’autres mouvements sociaux.

L’année dernière, il y a eu un changement important au sein du Comité International de la Marche Mondiale des Femmes, lors de la 13e Rencontre Internationale. En 2025, la 6ème action internationale du mouvement aura lieu. Cony, comment voyez-vous l’intégration des peuples dans la MMF dans la région des Amériques ?

Cony : La Marche Mondiale des Femmes est un mouvement international de féminisme populaire. L’intégration est un élément fondamental de notre identité en tant que mouvement. Les défis auxquels nous sommes confrontés sont très similaires, car ce que nous constatons dans la plupart des pays, c’est le retour de gouvernements de droite, souvent liés au trafic de drogue, aux sociétés transnationales et aux conglomérats qui précarisent de plus en plus la vie des gens, en particulier des femmes et des filles. Nous souffrons davantage de la violence machiste, patriarcale et colonialiste.

À la MMF Amériques, aujourd’hui, nous réfléchissons à la manière d’articuler notre agenda avec des alliances telles que ALBA Movimentos, l’Assemblée internationale des peuples et la Journée continentale pour la démocratie et contre le néolibéralisme, qui sont nos espaces d’articulation et d’intégration internationales. Nous voulons renforcer ces espaces et nous renforcer les uns les autres, car nous traversons aussi une période difficile, le deuil. Nous avons perdu notre compagne Nalu Faria, qui était notre sœur et notre maître. Nous poursuivons la tâche internationaliste d’intégration qu’elle a menée toute sa vie.

Notre principal défi est d’honorer la mémoire de nos camarades qui ne sont pas physiquement avec nous, mais qui ont construit la Marche et consacré leur vie à la construction d’un féminisme populaire. Elles se sont consacrées à un projet qui met la vie au centre, à partir du bien-être, de l’économie féministe et solidaire, afin que nous puissions défendre les femmes et vivre à l’abri de la violence. Ceci est lié à notre slogan : « jusqu’à ce que nous soyons toutes libres ». Ce n’est pas n’importe quel féminisme, mais un féminisme populaire, de classe, enraciné et critique.

Ce furent deux journées ardues, longues, intenses et très intéressantes d’échanges, de débats, d’actes politiques et d’événements culturels. Quel est le bilan des Amis de la Terre Amérique Latine et Caraïbes en ces jours de Journée ?

Natalia :Le grand message et notre grand bonheur était de partager avec d’autres organisations et de savoir qu’il est possible d’être ensemble. Chapeau aux compagnons et compagnes qui nous ont accueilli.e.s et ont travaillé dur pour nous fournir un espace, une assiette de nourriture et un moyen de transport, en veillant à ce que tout se passe en parfaite harmonie. Nous considérons cela comme un fait historique qui ne s’est pas produit depuis des années. Nous nous sommes senties interposées par les discours des leaders des mouvements et des gouvernements, qui ont parlé directement avec les mouvements socio-environnementaux. Ils nous ont mis au défi d’être meilleur.e.s, de continuer à militer avec force dans l’environnementalisme populaire, pour la justice sociale, pour réaliser la transformation systémique que nous recherchons et pour la dignité des peuples. Nous avons beaucoup misé sur l’agenda consensuel qui a résulté des deux jours de travail de toutes ces personnes. C’était une organisation énorme, où nous avons pu nous exprimer et proposer des moyens d’avancer dans la lutte dans une région profondément inégalitaire, sous les attaques du néolibéralisme, du pouvoir économique et de l’extrême droite.

Je voudrais également dire qu’en Argentine, nous nous sentons très soutenu.e.s face à ce que nous vivons avec un gouvernement d’extrême droite. Les droits les plus élémentaires de notre peuple sont attaqués. Nous ressentons la solidarité internationaliste à la première personne, mais elle est généralisée, dans la relation des peuples avec les peuples. C’est ce que nous devons réaliser : l’intégration de nos peuples et la formation d’une grande patrie, où nous pouvons établir des droits pour tous et toutes. Comme l’a dit Francia Márquez, pour que la dignité devienne une habitude et ne soit pas « pour certains oui, pour d’autres non ».

Dans le document, nous voyons des déclarations qui mettent en évidence le rôle des compagnes paysannes, des compagnes de quartier et aussi la perspective féministe sur l’économie. Francia Márquez a également souligné qu’elle souhaitait vivement que la lutte antiraciste soit présente. Ce sont des composantes fondamentales, qui sont sans aucun doute le mérite des compagnes féministes qui, depuis de nombreuses années, transversalisent l’agenda. Nous, écologistes, sommes aussi féministes. De merveilleuses confluences s’y produisent. Nous étions dans la batucada féministe, nous avons dansé, et cette coexistence doit également être récupérée. C’est beau quand on vit avec des organisations différentes, on voit comment chacune s’organise et on fraternise dans l’espace qu’on partage.

Fúria Feminista [Fureur féministe] est une émission de radio animée par la MMF avec la Radio Mundo Real des Amis de la Terre. Cony, pourriez-vous commenter l’importance des initiatives visant à renforcer la communication féministe et populaire dans la région ?

Cony : Les médias alternatifs, à différentes époques mais surtout dans les années 1980, sont nés pour faire face précisément à cette invisibilité perpétrée par les grands médias. Les entreprises ont découvert que les médias sont un outil pour diffuser leur récit, leur idée, leur discours. Elles ont commencé à acheter des médias. En réponse, des mouvements et des organisations proposent une communication alternative. Aujourd’hui, nous faisons de la communication féministe et populaire dans divers endroits de notre continent et du monde. Cela nous aide à comprendre que notre regard, dans la communication, doit avoir une perspective des droits humains et de genre. Pourquoi ? Pour pouvoir rendre visible non seulement l’expérience que nous avons en tant que mouvement féministe, mais aussi pour montrer et exposer les inégalités et la violence dont nous parlons. Pour comprendre de quoi nous parlons lorsque nous parlons de féminisme ou de droits humains.

Nous sommes dans un contexte où il y a des groupes anti-droits, générateurs de discours de haine et de fausses nouvelles. Notre différend est contre ces récits hégémoniques. Le féminisme populaire vient créer et renforcer notre agenda de lutte, car lui seul pourra rendre visible et dire ce que nous faisons. Cela rendra nos voix visibles, parce que les médias de masse ne le feront pas-et s’ils le font, ce sera à partir de la criminalisation, des stéréotypes et de la violence. Le féminisme populaire nous apporte alors la dignité pour laquelle nous nous battons.

Interviews menées par Natalia Blanco et Valentina Machado
Traduit du portugais par Andréia Manfrin Alves Langue originale : espagnol

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