Les femmes sans terre construisent des territoires libres : 40 ans de lutte pour la réforme agraire au Brésil

28/05/2024 |

 Lucineia Miranda de Freitas

Le Mouvement des travailleurs ruraux sans terre (MST) célèbre 40 ans de lutte et de mobilisation contre la violence sexiste dans les campagnes

Arquivo La Via Campesina

Pour changer la société
Selon notre volonté
et participer sans avoir peur d’être une femme !

(Chanson tirée du recueil de chansons populaires féministes)

Dans le climat politique de résistance et de transformation sociale qui a imprégné l’Amérique latine des années 1970 et 1980, plusieurs instruments politiques de la classe ouvrière se sont formés au Brésil, dont le Mouvement des travailleurs ruraux sans terre (MST). De même qu’il est impossible de concevoir cette résistance révolutionnaire sans tenir compte de l’importante participation des femmes au sein des différents fronts de lutte, il est également impossible de penser au 40e anniversaire du MST sans appréhender cette participation comme une construction qui se produit à travers différents espaces – depuis les occupations, l’organisation des “acampamentos” et des “assentamentos”, au sein de la formation et jusque dans les instances.

Réfléchir au processus organisationnel du MST, c’est réfléchir au rôle significatif joué par les femmes et à la manière dont celles-ci ont réussi à peser à partir de la matérialité de la reproduction de la vie. Comme le dit Djacira Araújo dans son article Les femmes sans terre abattent les clôtures et écrivent l’histoire : 40 ans du MST, « dès les premières occupations de terrains, la présence de femmes et d’enfants a eu un impact en termes de sensibilisation de la société au problème de l’exclusion et de la dépossession des familles sans terre, tout en faisant pression sur le gouvernement pour qu’il prenne des mesures face au niveau de violences auquel les grands propriétaires terriens et le lobby de l’agrobusiness pouvaient parvenir ».

La vie quotidienne dans les campements (acampamentos), bien que pleine de vie et d’espoir, reste aussi très précaire, avec pour conséquence d’augmenter la demande de travail de soins – historiquement attribuée aux femmes. Il faut nourrir tout le monde, s’occuper des enfants et les éduquer, soigner les malades et stimuler la résistance. Ces demandes quotidiennes de prise en charge de la vie orientent l’organisation des secteurs et permettent la formation de groupes et de collectifs, créant des espaces de dialogue, de partage de la vie quotidienne, de la vie privée, de l’absence et de la présence de la violence, et de l’importance d’être ensemble.

Cette lutte est couplée à une journée intense de travail domestique et productif, avec de la douleur et de l’espoir, au-delà de l’amour et du travail de première ligne dans lequel les femmes utilisent leur corps comme un outil pour contenir les conflits. Malgré cela, les réunions et autres espaces de décision restent des lieux auxquels peu de femmes parviennent à participer. À travers l’histoire de la participation politique des femmes, prendre la parole peut s’avérer un défi majeur. Le pantalon et le pull large n’ont pas toujours représenté leur choix, mais une sorte de code nécessaire pour être entendues et respectées en tant qu’activistes, et non pas harcelées et désirées en tant qu’objet sexuel. De cette manière, les femmes ont construit leur place dans les espaces de formation et de prise de décision du Mouvement. Comme nous l’avons expliqué dans la brochure de formation A conspiração do gênero (La conspiration du genre), « le processus d’insertion des femmes dans les tâches de direction de l’organisation, ainsi que celui de leur reconnaissance en tant que sujets politiques dans la lutte pour la terre et la réforme agraire, n’a pas été facile et a exigé beaucoup de persévérance et de conspiration politique ».

En parallèle au travail interne, les femmes ont tissé des liens avec des femmes d’autres organisations de la classe ouvrière à la campagne et à la ville, comme l’Articulation nationale des femmes rurales, forgeant de nombreuses luttes pour l’extension des droits à la sécurité sociale, la santé publique, un nouveau projet d’agriculture populaire, la réforme agraire, une campagne de documentation et d’autres encore. Elles ont également mis en place une formation politique et idéologique féministe destinée aux différents niveaux de militantisme et à la base.

Dans les années 2000, ce processus de construction s’est soldé par la création du secteur Genre, qui a fait valoir l’importance d’impliquer l’ensemble du mouvement dans le débat sur les relations humaines, en soulignant le rôle de la violence patriarcale dans le maintien du système latifundiaire et le défi que représente la construction de nouvelles relations de genre, liées aux rapports de pouvoir. Ceci a permis de mettre à l’agenda collectif la question de l’autonomie financière des femmes, la lutte contre la violence domestique et la prise en charge des enfants. Ce débat très important a permis d’atteindre la parité dans les organisations du MST en 2006. La présence effective des femmes dans les instances nationales et régionales a élargi l’horizon politique de leur participation au mouvement.

Les années 2000 ont également marqué un retour à l’esprit combatif du 8 mars, Journée internationale de lutte des femmes, en tant que construction de la résistance des femmes travailleuses entendant le lien entre les dominations de classe et patriarcale. Comme l’explique Djacira, « la conscience acquise à travers les expériences de l’organisation permet aux femmes sans terre de se sentir partie prenante d’un projet plus large impliquant la classe ouvrière et qui doit encore être réalisé ; de se rendre compte que des événements considérés comme des « petites choses » font partie de la lutte plus large contre le capital ».

La construction et la participation aux journées de lutte, en particulier celles du mois de mars, ont permis de comprendre l’importance de l’auto-organisation des femmes. La mobilisation de 2006, au cours de laquelle les femmes se sont unies pour lutter contre le désert vert des monocultures d’eucalyptus d’Aracruz Celulose, a particulièrement mis en avant le féminisme en tant que pratique concrète pour affronter le capital, et le féminisme paysan populaire en tant que stratégie pour construire de nouvelles subjectivités et de nouvelles sociabilités dans une perspective internationale.

En tant qu’organisation issue des expériences historiques des peuples en résistance, le MST s’est très tôt engagé dans la construction de la solidarité internationale. Cela s’est fait à travers des instruments de lutte paysanne, avec la formation de la Coordination latino-américaine des organisations paysannes (CLOC) et de la Via Campesina, ainsi que par l’organisation de formations, d’échanges d’expériences et de brigades de solidarité. L’expérience des processus internationalistes a contribué à comprendre la relation organique entre le capital, le patriarcat et le racisme, qui est profonde et internationalisée. Une organisation internationale est nécessaire pour affronter et dénoncer les ravages de ce système sur les peuples ruraux.

Avec la participation des femmes paysannes, autochtones, habitantes des eaux et des forêts au débat sur le féminisme paysan populaire, nous avons également progressé dans notre compréhension des spécificités de cet impact sur les femmes dans l’interrelation entre corps et territoire. Le féminisme paysan populaire élargit notre stratégie politique, car nous nous focalisons sur les relations égalitaires et sur les processus d’émancipation humaine. Par ailleurs, nous nous engageons en faveur de l’agroécologie en tant que production en équilibre avec la nature et en tant que reconstruction de notre humanité. Au cœur de cet engagement politique se trouve le retour aux communs et la défense des biens communs, en cherchant à construire des territoires sans violence au sens le plus large.

La lutte des femmes pour le droit à la participation politique a contribué à façonner le MST, comme le dit Djacira lorsqu’elle explique que « la nature organique du MST n’est ce qu’elle est que grâce au regard féminin, qui a mis des thèmes profonds de l’existence humaine à l’agenda, tels que l’éducation, la santé, la prise en charge et soins des enfants, la lutte contre les oppressions de genre, la construction de l’agroécologie et de la souveraineté alimentaire. Dans une large mesure, ces questions ont conduit à la nécessité de repenser la structure politique de l’organisation, en mettant l’accent sur la création de nouveaux collectifs, secteurs, fronts et de nouvelles pratiques de formation ».

La participation des femmes a permis de réaliser que la lutte contre le patriarcat, le racisme et le capitalisme, dans toutes leurs expressions politiques et culturelles, fait partie de la lutte du MST et de la classe ouvrière. C’est pourquoi il faut être vigilant et combattre les dérives éthiques et morales du sexisme, du racisme, du fascisme et de l’exploitation de classe ; être vigilant pour créer des subjectivités réorientées selon des principes humanistes, féministes, antiracistes et socialistes.

Lucineia Miranda de Freitas est une dirigeante du secteur “genre” du MST.

Édition et révision par Bianca Pessoa

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