Sally Burch : « Les données numériques devraient être le patrimoine de la communauté qui les génère »

08/08/2022 |

Par Capire

Dans une interview, la journaliste Sally Burch parle des défis et des avancées de l'agenda pour la démocratisation d'Internet

Ne pas traiter les monopoles d’Internet comme quelque chose de naturel est la première étape pour lutter pour la démocratisation de cet espace virtuel que nous utilisons dans tant de tâches de la vie. Transformer le modèle Internet pour qu’il soit souverain, communautaire et accessible est fondamental pour démocratiser la communication et construire, à partir de la lutte collective, des processus de communication féministe et populaire. Nous invitons la journaliste Sally Burch à partager des histoires et des perspectives sur l’organisation populaire internationale pour la démocratisation d’Internet. Sally a parlé des processus de lutte allant des années 1980 à aujourd’hui. Elle a également partagé les défis auxquels sont confrontées les grandes entreprises numériques et la numérisation du travail, des relations sociales, de la santé et de l’agriculture.

Sally Burch est née en Angleterre, où elle a passé sa jeunesse. Elle a ensuite déménagé au Canada, où elle a étudié le journalisme, a rejoint le mouvement féministe et a participé à la fondation de l’Agence latino-Américaine d’information [Agencia Latinoamericana de Información – ALAI]. ALAI a été fondée en 1977 au Canada par des journalistes exilés des dictatures du Cône Sud et est toujours active aujourd’hui, publiant des articles, des magazines et d’autres documents d’un point de vue de l’Amérique latine.

Sally vit en Équateur depuis 1983. Depuis le début des années 1990, elle contribue aux débats militants et aux usages d’Internet. Avec ALAI, elle a soutenu la création du premier point de distribution de courrier électronique en Équateur et a encouragé l’utilisation du courrier électronique pour l’articulation des organisations féministes. « C’était un processus très intéressant, car c’était la première expérience d’utilisation des nouvelles technologies numériques pour connecter les organisations, afin qu’elles puissent s’organiser entre elles et en savoir plus sur ce qu’elles faisaient. Les femmes ont pris les devants dans ce domaine », dit-elle. Actuellement, elle fait également partie du groupe qui promeut l’initiative Internet Citoyen.

Pouvez-vous en dire plus sur la trajectoire de l’organisation pour la démocratisation d’Internet ? Comment ce processus s’est-il déroulé au fil des ans ?

LAI a toujours été soucieuse de promouvoir le droit de démocratiser la communication. Depuis le début des années 1990, nous construisons, avec d’autres médias populaires, un mouvement autour de cela. C’est ce qui a permis, entre autres, de créer une campagne mondiale autour du Sommet mondial sur la Société de l’information, qui a réussi à apporter au sommet une approche des droits, puisqu’elle avait été conçue d’un point de vue très technologique.

Nous avons également toujours fait partie du mouvement pour le droit à la communication en Amérique latine, avec des lois comme celle de l’Équateur, qui a inscrit la communication comme droit dans la Constitution. Avec un groupe d’organisations, en 2013, on a créé le Forum de communication pour l’intégration de notre Amérique  [Foro de Comunicación para la Integración de NuestrAmérica – FCINA], auquel la Marche Mondiale des Femmes a également participé. Le forum avait pour axe la démocratisation de la communication et l’intégration régionale, et continue de fonctionner. Le FCINA a commencé à promouvoir l’initiative Internet Citoyenne il y a environ quatre ans.

Si, il y a vingt ans, nous réfléchissions à la manière de nous connecter et de profiter d’Internet comme facteur de démocratisation de la communication, aujourd’hui notre préoccupation est, tout d’abord, d’éviter que le numérique ne devienne un facteur de privatisation de la communication, à travers les grandes plate-formes. Nos espaces de communication, d’organisation, d’éducation et de travail sont entièrement contrôlés par ces grandes plate-formes d’entreprises.

La numérisation transforme tout, pas seulement la communication : elle change la politique, nos relations, la science, la santé, l’éducation et l’agriculture.

En ce qui concerne cet univers de censure, de désinformation, de monopoles et de contrôle, vous parliez de la domination de divers secteurs de la vie par les grandes entreprises. Pouvez-vous identifier des agents spécifiques ?

Les secteurs puissants ont toujours cherché à contrôler la communication parce que c’est un moyen de contrôler le cœur et l’esprit des gens. C’est ce que disent les États-Unis, afin que nous ne puissions pas construire de résistance contre les politiques et le modèle économique qui nous affectent. Pour ces secteurs, la démocratie est sans importance. La démocratie leur sert dans la mesure où elle permet qu’il existe des gens pour les légitimer, et non pas une démocratie réelle et participative. Pour ces secteurs puissants, la démocratisation de la communication est une menace majeure. Il y a 50 ans, l’Unesco a proposé de reconnaître le droit à la communication comme un droit humain. Face à cela, les États-Unis et le Royaume-Uni se sont retirés de l’Unesco parce qu’ils considéraient cela comme inacceptable.

Il est évident que ceux qui ont plus de ressources économiques ont une plus grande capacité à manipuler à la fois les espaces médiatiques et le cyberespace, avec l’utilisation de trolls de surveillance et de diverses autres manières. Souvent, cela se produit en raison d’objectifs politiques, tels que l’influence de la décision des électeurs, et pour eux, peu importe que cela se fasse par le mensonge, tant qu’ils réalisent ce qu’ils veulent.

Actuellement, plus que les gouvernements, les secteurs qui ont le pouvoir politique sont les grandes entreprises technologiques, connues sous le nom de GAFAM : Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft. Parfois, les intérêts de ces entreprises coïncident avec les intérêts des gouvernements puissants, en particulier celui des États-Unis, mais au fond, ce que nous disons ou ce que nous faisons sur Internet n’a pas beaucoup d’importance, tant qu’ils peuvent continuer à obtenir de plus en plus de données, qui sont la base de ce modèle économique. Facebook a constaté que le scandale et la haine sur ses plate-formes génèrent plus de réactions et donc plus de données. C’est un nouveau modèle économique que l’on appelle souvent le capitalisme de surveillance et qui tente de façonner nos comportements.

Et de notre côté, comment voyez-vous la mise à jour de la relation entre la construction de la communication populaire et l’action sur Internet ? Comment relier les luttes et établir cette relation sans perdre la vision critique ?

Pour reprendre un peu l’histoire, à partir des années 1990, il a été observé que les nouvelles possibilités offertes par Internet pour une communication à plus grande échelle et avec une portée géographique moins chère et plus accessible pourraient créer les conditions d’une véritable démocratisation. Non seulement le mouvement de la communication populaire et alternative a pris une nouvelle direction, mais de nombreuses organisations sociales ont également réalisé l’importance d’adopter cette technologie. Internet a vraiment joué un rôle déterminant dans la construction de mouvements sociaux régionaux et mondiaux – la Marche Mondiale des Femmes elle-même et Via Campesina en sont venues à avoir des moyens de se connecter. Avant cela, il n’y avait que des contacts sporadiques entre les expériences organisationnelles des pays.

À la fin du siècle dernier, la formation de Minga[1] Informative de mouvements sociaux [Minga Informativa de Movimientos Sociales] était importante pour réfléchir et développer une pratique commune. Ce fut l’occasion de discuter de la communication dans les mouvements populaires. Dans ce débat, il a été dit qu’il fallait passer des moyens aux fins. Comprendre que les moyens de communication ne sont pas des fins en soi, mais des moyens pour atteindre les objectifs de l’organisation.

Cela implique de penser la communication à partir des politiques et des stratégies. Comment nous concentrons-nous sur la dispute des idées ? Avec quel discours ? Quel langage ? Pour arriver à qui ? Pour les femmes, par exemple, comment mettre la perspective de genre dans le débat public ? Comment comprendre ce qu’est le patriarcat et pourquoi il est important de le combattre ?

Minga était également importante car c’était une plate-forme commune, qui multipliait la visibilité, et un espace propre, contrôlé par nous, pour la sécurité et l’autonomie. Mais que se passe-t-il maintenant ? Une grande partie de la communication populaire se déplace vers les réseaux sociaux dits numériques. Ce n’est plus notre propre espace, que nous contrôlons. Cela implique de dépendre de la visibilité accordée par les plate-formes. Nous sommes obligées d’utiliser les techniques que les experts des réseaux sociaux numériques nous prescrivent. Nous perdons le contrôle, nous faisons une communication trop éphémère et nous mettons en danger la mémoire historique et la capacité de réflexion sur les processus sociaux et politiques. Et le jour où notre lutte devient significative et prend de la place sur les médias sociaux, ils suppriment notre compte.

Dans l’Internet citoyen, ce que nous proposons, c’est que les organisations populaires explorent l’utilisation des technologies libres dans les communications internes. Elles sont plus sécurisées, ont plus de confidentialité et ne volent pas nos données. Mais ce n’est pas pour cette raison que nous devons exclure que si nous parvenons à générer une prise de conscience de ce contrôle technologique, il sera possible de consolider les plate-formes libres également en tant qu’espace de discussion et d’interaction plus large.

Pensez-vous qu’Internet devrait être un bien commun ? Comment pouvons-nous y parvenir ?

Internet a été créé avec ce caractère de bien commun. Eh bien, il est né dans un espace militaire, mais il a été développé par les universités et les entités sociales à la fin des années 1980, puis il a été déformé par l’appropriation des entreprises. Certes, les entreprises ont réussi à le rendre plus convivial en tant que technologie, ce qui a permis son expansion. Mais aujourd’hui il devient un espace central d’information, de communication, d’éducation et bien plus encore. Il devrait donc être considéré comme un bien public et il devrait être géré en tant que tel, mais la façon dont nous pouvons y arriver reste un défi complexe. Il y a quelques antécédents, tels que les terres communales, la connaissance, mais le numérique est très nouveau et répond à d’autres paramètres.

Nous pensons que les données doivent être considérées par la loi comme le patrimoine de la communauté qui les produit. Et dans le cas des données intimes, elles doivent être des biens individuels et inviolables. Comment pouvons-nous obtenir des lois dans ce sens ? Le premier défi est de sensibiliser à cela. Initier un large débat social sur le sujet, qui est assumé par les peuples : les données sont les nôtres et non les leurs.

Dans ces luttes pour démocratiser la communication et Internet, comment voyez-vous les contributions des femmes et du féminisme ?

En préparation de la Conférence mondiale sur les femmes à Beijing en 1995, avec de nombreuses organisations, nous avons adopté la proposition selon laquelle nous ne devrions pas seulement nous préoccuper de l’image des femmes dans les médias, mais plus que cela, les femmes devraient être les protagonistes de la communication. Nous devons être des sujettes et pas seulement des objets de communication.

Nous, les femmes, pouvons jouer un rôle de leadership important dans la promotion de l’utilisation des technologies libres, nous pouvons faire campagne contre les discours de haine, nous pouvons nous battre pour nos droits numériques et Internet en tant que bien commun. Nous devons réfléchir non seulement à la manière dont Internet affecte les femmes, mais aussi à la manière dont, en tant que femmes, nous pouvons avoir des propositions avec une perspective féministe pour la société.

Les femmes sont-elles plus fortes dans la tâche d’être protagonistes dans des collectifs de communication populaire et de médias alternatifs ?

Je le pense. Le fait que maintenant, au cours des vingt dernières années, une convergence des mouvements sociaux ait été réalisée – le fait que la Marche Mondiale des Femmes travaille très étroitement avec La Via Campesina, par exemple – a rendu les revendications d’un mouvement plus perméables à l’autre. La campagne continentale contre la ZLEA, où beaucoup de travail a été fait entre les différents secteurs, a également contribué à cela. Lorsque nous avons cette plus grande perméabilité, il devient plus facile pour les femmes de prendre un plus grand leadership sur différentes questions.

Pour construire cet agenda international et populaire pour Internet, pensez-vous que le concept de souveraineté technologique doit être renforcé, ainsi que les propositions de souveraineté alimentaire ou de souveraineté énergétique construites par les mouvements populaires ?

C’est certainement l’une des demandes que nous formulons. La souveraineté technologique a un sens à la fois au niveau individuel, c’est-à-dire la souveraineté elle-même, et au niveau collectif. Dans les pays d’Amérique latine – peut-être au Brésil à certains moments, en Argentine à d’autres – on a cherché à développer une souveraineté technologique. Lorsque nous avons soulevé le défi de l’intégration régionale au FCINA, l’un des défis que nous avons posés était de penser à la souveraineté technologique, afin que nous n’ayons pas cette dépendance.

La plupart des communications Internet en Amérique latine passent par les États-Unis. Je vous envoie un message et il est triangulé aux États-Unis, avec une surveillance même par le service de sécurité là-bas. Par conséquent, le minimum est d’avoir un réseau de fibre optique sud-américain, de sorte que les communications se fassent dans la région, mais même cela n’a pas été réalisé. Nous devons réglementer cela et les données pour permettre à la souveraineté de se matérialiser. Sinon, il s’agit d’une nouvelle forme de colonisation : une colonisation numérique.


[1] “Minga” est le mot désignant l’organisation collective communautaire dans la langue quechua, parlée par les peuples de la région andine.

Interview réalisée par Helena Zelic
Traduit du portugais par Andréia Manfrin Alves
Langue originale : espagnol

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