Norma Cacho : « La Marche Mondiale des Femmes construit des pratiques concrètes contre l’économie coloniale depuis des années »

30/01/2024 |

Par Capire
Interview réalisée par Helena Zelic

Lire l'interview de la militante féministe mexicaine sur les défis organisationnels de la Marche Mondiale des Femmes et ses enjeux politiques

Norma Cacho est militante de la Marche Mondiale des Femmes (MMF) au Mexique. Depuis octobre 2023, elle est membre du Comité international du mouvement, en tant que l’une des représentantes de la région des Amériques, aux côtés d’Alejandra Laprea, du Venezuela, et de Cony Oviedo, du Paraguay (suppléante). Norma a commencé son militantisme dans le féminisme lesbien, dans des collectifs qui revendiquaient le féminisme lesbien comme un pari politique antisystémique. « À partir de là, j’en suis venue à voir la complexité des oppressions des femmes, pas seulement l’hétérosexualité obligatoire ou le régime hétérosexuel, mais le colonialisme, le patriarcat, le racisme et le capitalisme, ce réseau d’oppressions et de domination qui viole le corps et les territoires des femmes dans les pays du Sud global. »

Norma a participé à des processus de formation régionaux et internationaux et a fait partie du groupe de travail méthodologique de l’École féministe Berta Cáceres de la MMF Amériques en 2022. « Je suis convaincue que la formation politique sous l’angle de l’éducation populaire féministe est une stratégie vitale pour renforcer les mouvements féministes et mixtes, en se concentrant sur les enjeux construits par les femmes », dit-elle.

Dans cette interview, qui peut être lue en portugais ou écoutée en espagnol, Norma partage sa vision des défis auxquels le mouvement féministe est confronté aux niveaux mondial et régional, et les contributions du féminisme populaire, de l’économie féministe et des alternatives proposées par les femmes des territoires, unissant le local et le global.

Comment était-ce de rejoindre la Marche Mondiale des Femmes depuis le lieu de résistance qu’est le militantisme féministe lesbien ?

Revendiquer la pratique féministe lesbienne non pas comme une orientation sexuelle ou simplement comme une identité, mais comme une pratique et une revendication antisystémique contre le régime hétérosexuel imbibé de colonialisme, de patriarcat et de racisme : c’est l’une des contributions que nous avons recherchées dans les réflexions et conceptualisations de la MMF. Au niveau régional, je me souviens de la Rencontre internationale que nous avons eue au Brésil en 2013, où nous avons organisé un grand groupe de lesbiennes portant des t-shirts sur ces multiples oppressions. Nous nous revendiquons comme lesbiennes féministes, mais nous sommes également impliquées dans les processus de défense territoriale et dans la construction d’alternatives économiques populaires. Nous ne sommes pas séparées de la lutte pour la défense du territoire ou contre les entreprises extractives et transnationales, car nous ajoutons également nos réflexions sur le féminisme lesbien pour observer toute cette implication systémique de la violence contre les femmes.

 Je pense qu’il est important de retrouver la mémoire et l’histoire de la Marche en tant que mouvement dans lequel les féministes lesbiens ont contribué avec des épistèmes, des pratiques et une mobilisation. Nous sommes là et continuons à contribuer.

Vous venez de rejoindre le Comité International de la Marche Mondiale des Femmes. Selon vous, quelles sont les tâches des Amériques pour renforcer la MMF à l’échelle internationale ?

Sans aucun doute, nous avons des défis, des objectifs exceptionnels, mais en termes politiques et épistémiques, nous sommes une région avec beaucoup d’accumulation politique articulée — non seulement entre nous en tant que région, mais aussi liée à d’autres mouvements mondiaux. C’est une vision que nous pourrons imprimer comme notre marque au Comité international. Nous avons également une contribution importante à apporter avec l’approfondissement théorique-conceptuel et formatif que nous avons fait ces dernières années. L’histoire des processus de formation dans la Marche Mondiale des Femmes est une marque importante. Nous faisons de la formation politique tout le temps, non seulement avec l’École internationale d’organisation féministe Berta Cáceres, mais aussi au niveau local. Les coordinations nationales ont la formation politique populaire et féministe comme l’un de leurs principaux drapeaux et comme voie de renforcement.

Le Comité international n’est pas seulement un organe consultatif, c’est un organe délibérant. Nos partenaires dans les régions nous donnent un mandat de confiance pour guider les voies politiques de la MMF au cours des deux prochaines années au moins. C’est une tâche substantielle, d’autant plus que nous vivons dans un contexte d’attaques très fortes de l’extrême droite, du fascisme néolibéral, des sociétés transnationales qui s’emparent des territoires, des guerres d’occupation contre le peuple palestinien et le peuple sahraoui, entre autres. Ces luttes ont toujours été présentes à la MMF, car nous avons des camarades dans ces territoires occupés.

Dans ce contexte, nous devons renforcer le mouvement au niveau international en termes de capacité d’alliance et de mobilisation ; et positionner non seulement nos revendications face à ces scénarios d’occupation, de guerre et de contestation, mais aussi nos paris de transformation, qui sont déjà dans les territoires. L’économie féministe a été l’un de nos paris politiques les plus énergiques ces dernières années, tout comme notre vision de l’intégration régionale, du féminisme populaire et du pouvoir populaire. C’est la tâche de tout le monde, mais le Comité international a une tâche très importante de leadership politique.

Lors de la 13e Rencontre internationale de la MMF, vous avez parlé de la prochaine action internationale du mouvement, qui aura lieu en 2025. Comment est-il possible d’allier mémoire et action pour construire une forte mobilisation ?

La 6ème Action internationale a besoin d’exprimer la puissance de l’accumulation politique de 25 ans de mouvement. Le mot d’ordre que nous avons fixé pour la 6ème action, « nous marchons contre les guerres et le capitalisme, pour la souveraineté populaire et le bien vivre », résume très bien nos paris politiques à ce moment crucial de la conjoncture. L’action doit sauver la mémoire et la construction historique que nous avons accumulées, mais elle doit aussi être profondément mobilisatrice, faire preuve de force dans les rues. Les actions internationales de la Marche ont été un exemple de la puissance mobilisatrice du mouvement.

Après un moment aussi crucial que la pandémie que nous vivons — et qui, bien qu’elle ne nous ait pas limités en tant que mouvement, a redéfini nos conditions de mobilisation —, la 6ème action doit pouvoir s’agglutiner, s’articuler et être très puissante. Bien qu’il y ait des contextes différents, avec des revendications qui ont plus de sens dans certains territoires que dans d’autres, nous avons de nombreuses synergies, convergences politiques et aussi une vision de l’avenir et du mouvement. Nous devons également renforcer le caractère du processus. L’action se termine toujours sur un territoire habituellement disputé, mais c’est aussi un parcours profondément politique qui implique mobilisation, formation et action.

Vous avez parlé des défis internationaux du féminisme. En ce qui concerne les Amériques, quels sont les défis spécifiques de la région ? Quelles sont les confrontations communes dans les territoires du continent ? Et comment la MMF peut-elle y contribuer ?

Le passage d’Abya Yala à des gouvernements d’extrême droite est une tendance qui appelle de nombreuses critiques — la dernière élection en Argentine, d’autres au cours desquelles des gouvernements progressistes ont gagné mais avec de très faibles marges, comme celle du Brésil, et au Mexique, nous sommes maintenant confrontées à une élection fédérale chaudement disputée. La droite n’est plus seulement cette ultra-droite partisane, le discours a beaucoup changé, c’est une droite populiste à impact massif. Les fondamentalismes, main dans la main avec l’extrême droite, créent un scénario qui pourrait s’intensifier dans les années à venir.

D’autre part, je crois que l’approfondissement de l’économie extractiviste et coloniale est aussi un scénario qui va s’intensifier. Les politiques extractivistes et les mégaprojets contestent les territoires ancestraux, en particulier les territoires autochtones et les territoires de la population noire, où les femmes mettent leur corps et leur vie et construisent des pratiques et des alternatives antisystémiques. La Marche Mondiale des Femmes construit depuis de nombreuses années des pratiques concrètes pour faire face à ces scénarios. Il vaut la peine de parler des agendas à venir dans la région, tels que la Journée d’intégration des peuples en Amérique latine et dans les Caraïbes. Je crois que l’articulation régionale, qui se nourrit de la lutte locale, territoriale et des paris des féminismes populaires, du syndicalisme progressiste, des mouvements pour la justice environnementale et climatique, crée des synergies vitales et essentielles pour faire face à ces scénarios de l’ultra-droite fasciste.

La contribution que la Marche Mondiale des Femmes peut apporter face à ces scénarios dans les Amériques est de souligner l’importance de la vie des femmes et des peuples, en mettant la vie au centre. Cela fait partie de l’économie féministe de la perturbation que nous construisons en tant que mouvement. Et cela a beaucoup à voir avec la dénonciation des institutions financières internationales qui menacent la vie des gens, des sociétés transnationales et des pouvoirs corporatifs qui s’associent à l’ultra-droite pour détruire la vie des gens. Nos accumulations ne sont pas seulement conceptuelles, elles ne sont pas seulement épistémologiques : elles sont notre pratique.

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Langue originale : espagnol

Traduit du portugais par Andréia Manfrin Alves

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