Emem Okon : « Au Nigeria, il ne devrait pas y avoir de désinvestissement sans restauration de l’écosystème »

23/10/2024 |

Capire

Une militante écologiste nigériane parle des impacts des sociétés pétrolières et gazières transnationales dans la région du delta du Niger

Au Nigeria, la région du delta du Niger est au centre de l’exploitation internationale des ressources naturelles depuis plus de 200 ans, de la colonisation britannique aux sociétés transnationales modernes. Dans la région, qui est densément peuplée, la population souffre de l’impact de l’extraction de pétrole et de gaz qui dure depuis six décennies. L’extraction de pétrole et de gaz détruit l’environnement, pollue les eaux et l’air, principalement par des fuites de pétrole et combustion de gaz. « La combustion du gaz est l’une des conséquences de l’extraction du pétrole. Il émet des gaz toxiques dans l’atmosphère, expulsés en grandes flammes. Il y a des points de combustion de gaz dispersés dans toute la région du delta du Niger », explique au Capire la militante Emem Okon.

Emem agit avec le Centre de ressources et de développement pour les femmes de Kebetkache [Kebetkache Women Development & Resource Centre], une organisation travaillant pour les droits des femmes au Nigeria. « Nous travaillons principalement avec des femmes populaires, en particulier avec les femmes des communautés touchées par les activités liées à l’extraction de pétrole dans le delta du Niger. » Au cours de l’interview, Emem a parlé des impacts de ces entreprises sur les communautés locales et de la manière dont les femmes organisent le travail pour assurer la réparation des dommages causés par ces activités. Esta entrevista foi conduzida durante o Congresso RisingMajority (A maioria que se levanta), que aconteceu em Saint Louis, nos Estados Unidos, em junho de 2024 e reuniu 700 pessoas membros de diversas organizações populares, partidos, sindicatos e movimentos por direitos humanos no país. Emem compôs a delegação de observadores internacionais que acompanharam o congresso a convite da Aliança Popular por Justiça Global [Grassroots Global Justice Alliance – GGJ]..

Pouvez-vous nous dire comment est la situation du logement des habitants du delta du fleuve Niger ? Quels sont les impacts de cette longue période d’extraction de pétrole et de gaz dans la région ?

Le gaz brûlant affecte les murs, corrode les toits. La communauté doit continuer à changer le toit quand elle en a la capacité. Mais le plus souvent, les gens vivent dans des bâtiments avec des fuites. La combustion provoque également des pluies acides. Il n’est pas prudent de boire de l’eau de pluie. Je me souviens de l’époque où j’étais enfant : on ramassait l’eau de pluie quand il n’y avait pas d’eau potable. Presque tout le monde prend de l’eau dans une bouteille, ou dans les cours d’eau, les rivières et les ruisseaux. Aujourd’hui, à cause de la rouille dans les oléoducs, le pétrole s’infiltre dans l’eau, dans les rivières et les ruisseaux. La plupart des installations et activités liées au pétrole se trouvent dans des communautés riveraines, de sorte que le pétrole se déverse dans les rivières.

Il existe également des situations dans lesquelles les entreprises doivent ouvrir des canaux artificiels pour relier leurs opérations pétrolières aux plates-formes ou aux sites de forage eux-mêmes. Grâce à ces activités, les rivières sont polluées. Si vous voyagez en bateau, vous pouvez voir les schistes bitumineux à la surface des rivières. Les rivières ne sont plus sûres. Et ce sont des endroits où les femmes hydratent le manioc pour produire de la gomme. L’hydratation du manioc dans un ruisseau ou une rivière polluée par le pétrole revient à demander à l’huile d’entrer dans la composition de l’aliment que l’on transforme. Parfois, il y a un flux d’huile incontrôlé. Lorsque cela se produit, de vastes étendues de terres sont touchées. Il y a des terres agricoles dans le delta du Niger qui sont improductives depuis des décennies.

Y a-t-il des impacts spécifiques sur les femmes ? Comment Kebetkache travaille auprès des femmes touchées ?

Tous ces impacts sont beaucoup plus importants pour les femmes, en particulier les femmes dans les communautés. Non pas que cela n’affecte pas les hommes, mais on se rend compte que les hommes ont une façon d’interagir avec les entreprises et qu’ils en profitent. Ils sont embauchés, certains deviennent des agents de sécurité, d’autres des leaders communautaires. Ils obtiennent l’un ou l’autre avantage des entreprises. Mais traditionnellement, les femmes ne sont pas incluses dans les processus décisionnels. Elles ne sont même pas consultées. Ce sont quelques-uns des problèmes qui ont conduit à la nécessité de la création de Kebetkache il y a 21 ans, et à la création de cette plate-forme pour mobiliser ces femmes pour qu’elles aient également une voix et s’expriment sur la façon dont elles sont touchées.

Beaucoup de femmes sont pauvres. Lorsqu’une femme de la communauté est expulsée de l’agriculture ou de la pêche, elle n’a pratiquement aucune source de subsistance. Dans ces communautés, quelles autres sources de subsistance restent-elles ? C’est comme regarder votre communauté ou votre vie dans un film : être contrôlée par des forces, des groupes et des personnalités trop puissants pour remettre en question ou imposer une résistance. Ainsi, Kebetkache vient éclairer les droits des femmes, donner aux femmes les moyens de se lever et de renforcer la confiance qu’elles ont le droit d’intervenir dans les activités qui se déroulent dans leurs propres communautés.

Nous l’avons fait avec une série d’interventions, autonomisant les femmes en ce qui concerne les lois actuelles sur les activités pétrolières. En 2021, le gouvernement fédéral, par l’intermédiaire de l’Assemblée nationale, a adopté la Loi sur l’industrie pétrolière, qui donne trop de pouvoir aux entreprises sur les communautés.

Nous mobilisons également les femmes sur les questions de changement climatique. Nous réalisons la Journée d’action des femmes du Delta du Niger pour la Justice Environnementale [Niger Delta Women’s Day of Action for Environmental Justice] chaque année le 17 décembre. Nous intégrons également l’organisation de l’Assemblée des femmes africaines pour le climat, [African Women’s Climate Assembly] où des opportunités sont créées pour les femmes des communautés directement touchées par les manifestations du changement climatique. Cela établit une relation entre l’activisme local et ce que font les organisations de la société civile aux niveaux national et international.

Quelles entreprises exploitent aujourd’hui les ressources du delta du Niger ? Quels sont leurs liens avec le gouvernement nigérian ?

Parmi les principales compagnies pétrolières du Nigéria figurent la Shell Petroleum Development Company of Nigeria. C’est la plus populaire, la plus influente et — il faut peut-être l’ajouter — la plus perverse, car la plupart des rapports de destruction montrent qu’il s’agit de sites avec des opérations de Shell. Mais nous avons aussi Chevron et ExxonMobil, qui sont des entreprises américaines, ainsi que Total Energy de France et Eni d’Italie. Ces entreprises et le gouvernement fédéral exploitent une joint venture au Nigéria. Le gouvernement fédéral détient 60 % et les entreprises, 40 % du business, ce qui explique très bien pourquoi le gouvernement fédéral n’agit pas dans l’intérêt de la population.

Les entreprises opérant dans les champs ne discutent ni ne consultent la population. Elles considèrent que le gouvernement fédéral est propriétaire des terres, alors lorsqu’elles obtiennent une licence et une approbation du gouvernement fédéral pour exploiter, elles ne voient pas la nécessité de discuter et de dialoguer avec la communauté locale. Les entreprises sont bien conscientes qu’il existe des bonnes pratiques internationales qui doivent être observées et prises en compte lorsqu’elles opèrent dans les communautés locales, mais cela est totalement ignoré.

Quel est le rôle de la lutte internationale pour la justice pour rendre visible ce qui se passe au Nigeria ?

Agir au niveau local limite le degré d’influence qu’une organisation de la société civile aurait sur les activités d’une entreprise comme Chevron ou Shell. Nous avons besoin de cette solidarité internationale pour amplifier les voix de ceux et celles qui agissent au niveau local. Il est possible de nous soutenir dans des organisations extérieures au Nigéria qui ont ce type de connexion et d’influence pour amplifier les voix et les activités des organisations locales. Dans le cas des entreprises américaines, il est important de renforcer la solidarité avec les mouvements sociaux aux États-Unis. Et dans le cas de Shell, il est important de renforcer la solidarité avec les mouvements sociaux aux Pays-Bas ou au Royaume-Uni.

La solidarité internationale est très importante. De plus, les gouvernements fédéraux et les entreprises peuvent ignorer les voix des communautés locales, mais elles se méfient des voix des mouvements populaires au niveau mondial.

Avec l’aide de nos alliés aux États-Unis, nous avons lancé toute une campagne sur le désinvestissement des préjudices et l’investissement dans les soins. Mais pour nous, cette campagne vise également à ne pas désinvestir sans restauration de l’écosystème. Par exemple, les grandes compagnies pétrolières que j’ai mentionnées achèvent presque leur plan de désinvestissement de la production de combustibles fossiles. Elles désinvestissent dans la production à terre (onshore) et veulent passer à des activités en haute mer (offshore). Pour nous et pour les communautés, cela signifie qu’elles s’enfuient pratiquement. Elles vendent leurs actifs terrestres à de plus petites entreprises et à des compagnies pétrolières locales. La société civile et le mouvement pour la justice sociale et environnementale disent qu’elles ne peuvent pas partir sans remédier aux dommages qu’elles ont causés aux communautés.

La question est : qui s’occupe des responsabilités ? Est-ce Shell, qui vend des actifs, ou la nouvelle société qui achète les actifs de Shell ? Achètent-elles à la fois des actifs et des problèmes ? Le gouvernement fédéral et l’entreprise n’ont pas encore réagi à cela. Nous exigeons la restauration de l’écosystème. Désinvestir dans la destruction, désinvestir dans la mort, parce que des gens meurent. Des recherches récentes que nous avons menées montrent que nous avons tous des hydrocarbures dans le sang. Nous sommes vulnérables au développement du cancer et autres types de maladies mortelles. Il faut donc se départir de toutes ces choses et investir dans la santé, investir dans l’éducation, investir dans la restauration, investir dans la réparation de l’environnement. Ce sont les revendications des femmes.

Interview réalisée par Bianca Pessoa
Traduit du portugais par Andréia Manfrin Alves
Langue originale : anglais

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