Souveraineté financière et bien vivre : besoins historiques des peuples

27/01/2024 |

Par Rosilène Wansetto, Sandra Quintela et Talita Guimarães.

Édité par Tica Moreno.

Les membres du Jubilée Sud Brésil analysent les défis pour faire face à l'hégémonie du capital financier

Photo: Jubileu Sul

Depuis au moins 50 ans, l’accumulation capitaliste est régie par le cadre politique et économique néolibéral en Amérique latine. Au cours de cette période, les États-nations ont subi de profondes réformes et, sous le discours de la « modernité », ont ouvert les piliers structurants de la financiarisation.

Les pays et leurs peuples ont perdu la capacité de gérer leur propre économie et de participer à la souveraineté financière sur leur monnaie, ainsi que de définir leurs budgets nationaux et de participer aux décisions les concernant. Les politiques d’ajustement structurel imposées depuis les années 1980 ont fait des États de plus en plus un excellent payeur de dettes financières, au détriment du paiement des dettes sociales et historiques à la population appauvrie.

La reprise du pouvoir de décider de la souveraineté financière des pays va au-delà d’un débat de la banque centrale ou d’un ministère des Finances et de l’Économie : il s’agit de la récupération du pouvoir des peuples de décider où ils vont appliquer les ressources publiques et quelles sont les priorités des budgets. Ce sont les jalons de la Conférence sur la souveraineté financière organisée par le Jubileo Sur Brasil [Jubilé Sud Brésil] en partenariat avec le CEAAL [Conseil d’éducation populaire d’Amérique latine et Caraïbes] et le CADTM [Comité pour l’abolition de la dette illégitime], auquel ont participé des représentants de 20 pays d’Amérique latine et des Caraïbes.

Depuis les grandes révolutions industrielles du XVIIIe siècle, le capitalisme est un corps vivant en constante modification et adaptation – métamorphose –, dans le seul but de garantir un excédent plus important qu’à ses débuts, en expulsant les obstacles à la création de plus-value. Le capital, qu’il soit sous forme d’argent ou de marchandise, de capital constant, industriel ou fictif, est modifié en vue de sa valorisation. La valeur ajoutée est l’ordre, comme le rappellent Rosa Marques et Paulo Nakatani : « le mouvement du capital doit être compris comme une sorte d’esprit, ou un fantôme, qui passe d’une forme à une autre, et dans ce mouvement, le capital soumet les personnes, les choses et l’ensemble de la société à ses désirs ou à sa logique, comme s’il s’agissait d’un esprit fantomatique avec une volonté propre ».

Le système de dette publique a joué un rôle fondamental dans la genèse de ce mouvement, de l’accumulation primitive du capital à la constitution du capital fictif. Il s’agit du noyau primaire d’un marché de titres public et privé, qui s’est imposé comme l’un des principaux mécanismes de contrôle de la propriété sociale dans le capitalisme. Aujourd’hui, les systèmes d’endettement garantissent la reproduction du capital et assurent le maintien de la baisse du taux de profit. Ce système alimente la dépendance, étant un obstacle pour que les pays puissent atteindre la souveraineté financière.

La domination financière se caractérise par la centralité du capital financier dans le contrôle des relations reproductives et exprime l’escalade néolibérale mondiale des années 1990. Cette logique imprime sur les politiques économiques le modus operandi selon lequel l’austérité est la « clé de l’efficacité » et est utilisée pour justifier les coupes sociales. Au Brésil, c’est ce qui s’est passé avec les réformes des retraites et du travail, qui se sont attaquées à la sécurité sociale. Ce sont des moyens que le capital trouve pour continuer à profiter au détriment du droit des peuples à décider. Ce droit est capturé et placé sous l’égide de la financiarisation.

Parmi les nombreuses contraintes, le modèle actuel d’accumulation sous l’égide de la finance a de plus en plus exigé l’appropriation de ressources publiques sous forme de dividendes. Dans le cas du Brésil, le système de la dette publique a transféré, ou plutôt « drainé » les ressources publiques de beaucoup vers les poches de quelques rentiers, comme le dit le professeur Dowbor. C’est un transfert gratuit aux rentiers, ce ne sont que des profits. Jusqu’en 1994, la distribution des bénéfices et dividendes était taxée à 15 %, et a été exonérée jusqu’à ce jour.

Les bénéfices et les dividendes se réfèrent aux gains, presque toujours exclusifs aux 1 % les plus riches de la société. La dette est une carte de crédit illimitée des riches.

Au cours des trois dernières décennies, on estime qu’environ 5 % du PIB du Brésil a été transféré aux riches créanciers de la dette publique, soit 1,6 fois le PIB accumulé depuis les années 1990. Comme indiquent Marques et Nakatani, « l’expansion des actifs financiers dans le monde, tout en restant forte, a connu une croissance particulièrement précipitée dans les années 1990. En 2000, son stock était supérieur de 111,8 % à celui de 1990 ; en 2010, il affichait une croissance de 91,7 % par rapport à 2000, et en 2014, il avait déjà augmenté de 42 % par rapport à 2010 ».

Les dettes financières et sociales sont le résultat d’un passé d’extorsion, d’exploitation et d’anéantissement des peuples autochtones, des Noirs, des femmes et d’autres groupes qui subissent les impacts d’un mode de production qui exécute la nécropolitique, c’est-à-dire l’élimination des vies disponibles pour le capital. Dans ce système, aucun peuple n’atteindra sa souveraineté financière, car il restera dépendant.

La subordination financière, écologique et alimentaire est imposée par une manière de faire de la politique pour répondre aux besoins du marché.

La compétitivité imposée par la course technologique commande des changements dans le tissu technologique et entraîne des gains d’échelle constants. Dans le même sens sont les atouts du marché du carbone, des obligations vertes qui arrivent comme une solution, mais ne sont rien de plus qu’un moyen de financiariser la vie, la nature et le climat. Ils ne génèrent ni souveraineté ni souci de la vie.

On assiste à une aggravation des crises systémiques déclenchées par l’effondrement climatique, l’augmentation des inégalités sociales et la concentration des revenus. Le capitalisme, contrairement à ce que défendaient ses passionnés, ne s’est pas avéré être un mode de production altruiste. Les « sentiments moraux » cultivés sur les principes du marché n’offrent qu’une insécurité sociale et économique, laissant la plupart des nouvelles générations sans possibilité de rêver.

Même avec autant de tragédies, l’hégémonie du capital et son pouvoir prépondérant peuvent s’expliquer par des éléments objectifs et subjectifs qui dépassent notre réflexion. La ligne principale du concept d’hégémonie d’Antonio Gramsci contribue à la compréhension de ce présent conjoncturel. L’hégémonie se réalise par des affrontements qui portent non seulement sur des questions liées à la structure économique et à l’organisation politique, mais aussi sur l’expression éthique et culturelle de savoirs et de pratiques, sur des modes de représentation et des modèles d’autorité qui cherchent à se légitimer et à s’universaliser. Par conséquent, l’hégémonie ne doit pas être comprise dans les limites de la simple coercition, car elle inclut la direction culturelle et le consentement social à un univers de convictions, de normes morales et de règles de conduite, ainsi que la destruction et le dépassement d’autres croyances et sentiments face à la vie et le monde.

La création de l’hégémonie est un processus historiquement long, qui occupe plusieurs espaces, et ses formes varient selon les acteurs sociaux impliqués. Enfin, l’hégémonie s’exprime par une classe qui conduit à la création d’un bloc historique, qui articule et donne cohésion aux différents groupes sociaux autour de la création d’une volonté collective – définie par « la conscience opérante de la nécessité historique ».

Voies vers la souveraineté financière

Différente de la suprématie et de l’hégémonie financière actuelles, la souveraineté financière repose sur la solidarité, l’identité et la créativité des peuples originaires, les quilombolas ; sur le leadership et la fermeté des femmes sur leurs territoires, garantissant la participation populaire et référençant d’autres espaces de prise de décision qui garantissent la participation populaire.

La souveraineté financière est présente dans la lutte du peuple Awá Guarani pour la reconnaissance de son territoire à Foz do Iguaçu (centrale hydroélectrique d’Itaipu), en solidarité dans la lutte contre la militarisation subie depuis des décennies par le peuple haïtien, en solidarité avec le peuple palestinien brutalement massacré, en résistance contre l’imposition des austérités fiscales les plus variées des agences internationales.

La souveraineté financière est intrinsèquement liée à la souveraineté des peuples, à la souveraineté alimentaire, à la souveraineté hydrique et aux territoires. Comme mentionné dans la déclaration de la conférence : « Nous devons décoloniser le pouvoir et construire un contre-pouvoir ascendant des peuples et des territoires, enraciné dans le respect des processus historiques, de la mémoire, de l’ascendance et du travail politique de chaque territoire, ainsi que construire et positionner un récit contre-hégémonique basé sur la réciprocité, la complémentarité, la collectivité et la conscience d’être la nature ».

Le renforcement d’alternatives concrètes contre-hégémoniques, forgées dans la culture populaire et dans la créativité des peuples, vitalise la possibilité d’une autre forme d’organisation de la vie. Avançons dans la création de la souveraineté des peuples et dans la force des organisations populaires qui portent dans leurs corps le bouillon culturel du paradigme du bien vivre et de l’immanence ancestrale d’Abya Ayala.

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Rosilene Wansetto, Sandra Quintela et Talita Guimarães font partie du réseau Jubilé Sud Brésil.

Traduit du portugais par Andréia Manfrin Alves

Révision par Helena Zelic

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